XXI

Tandis qu’il méditait, Simone reparut seule.

– Voulez-vous m’accompagner au château ? dit-elle. Votre présence sera probablement nécessaire.

– Pourquoi ? demanda-t-il.

– Pour interroger Tenaille et Choléra.

Le visage de l’inspecteur marqua une stupeur agacée et vaguement agressive.

– Vous croyez donc que Choléra n’a pas tout dit ?

– Elle a dit tout ce qu’elle savait, je le crois.

– Alors ?

Simone eut le sourire malicieux de la femme.

– Est-ce que ça suffit ?

– Ah ! bougonna-t-il, vous me faites monter à l’arbre, mademoiselle.

Tout en parlant, il l’avait suivie ; on discernait l’automobile arrêtée au Clair des Sonneurs.

– Il faudrait que je fusse bien ingrate ! Si jamais cette affreuse affaire s’éclaircissait, c’est bien à vous et à Martial que nous le devrons.

– Est-ce Martial et moi qui avons fait retrouver Mme de Escalante ?

– Sans contredit…

– Ah ! par exemple, je serais curieux de savoir comment !

Ils étaient arrivés au Clair des Sonneurs. Simone donna des ordres au chauffeur et s’installa dans la voiture avec le détective.

– Ce n’est pas bien compliqué, riposta-t-elle. Tout d’abord, vous avez développé en moi un instinct que j’ignorais. Avec un autre que vous, moins ingénieux, moins imaginatif, je n’aurais pas même songé à débrouiller des événements dont la complication m’apparaissait effrayante. En développant tant d’hypothèses subtiles, vous m’avez rendue curieuse jusqu’à la fièvre, et vous avez surexcité mon intuition. Il m’était précieux de connaître ce qui était possible et ce qui était impossible. Qui pouvait mieux me renseigner que vous ? Toutefois jusqu’à l’arrestation de Martin, je n’en restais pas moins plongée dans les plus épaisses ténèbres. Je croyais à une machination prodigieusement embrouillée. L’arrestation de Martin et ses aveux commencèrent à m’ouvrir les yeux. Je me suis dit : ce n’est peut-être pas aussi enchevêtré que ça… Si on essayait de simplifier l’affaire ? Vous m’avez encouragée dans cette voie avec votre idée d’un double plan… d’un plan de rechange, comme vous disiez. J’ai d’autant moins cru à l’existence d’un tel plan que Mme de Escalante avait, presque à coup sûr, été débarrassée de tout poursuivant pendant son arrêt dans la Crevasse aux Mésanges. Cette circonstance faisait un gros « trou » dans la combinaison. Ma conviction s’est affirmée après l’interrogatoire de Tenaille et de Choléra. La manière dont s’y est pris « le petit homme » pour faire agir le bandit m’a semblé habile, mais pas particulièrement « organisée ». Pour tout dire, j’eus l’impression d’un individu hardi, hasardeux, assez original, nullement d’un homme entraîné au crime et surtout aux crimes qui exigent de nombreux complices… Bien entendu, sur ce dernier point, je suivais surtout mon intuition.

– Elle était logique, avoua le détective, et conforme à l’expérience. Moi-même, j’ai eu une impression analogue, mais, hypnotisé par la disparition de Mme de Escalante, je ne pouvais me délivrer d’une obsession d’assassinat ou d’enlèvement…

– En somme, ma conversation avec Choléra a été décisive, poursuivit Simone. Je n’ai plus guère été capable d’admettre ni l’enlèvement ni l’assassinat. L’idée que ma marraine avait pu se sauver est presque devenue une conviction. Seulement, cette idée se heurtait à des objections bien troublantes. On pouvait difficilement supposer que Mme de Escalante fût loin ; où eût-elle trouvé un véhicule pour l’emporter ? Il aurait fallu un ensemble de circonstances improbables, et admettre une bizarre entente avec le conducteur de la voiture. Sans écarter absolument l’hypothèse, je me suis attachée à la supposition normale : la fugitive avait trouvé un refuge dans le pays, chez des amis sûrs. Mais lesquels ? Martial, Michel et moi avions à peu près interrogé tout le monde !

– N’étiez-vous pas arrêtée par la pensée que, vivante, Mme de Escalante vous aurait spontanément donné de ses nouvelles ?

– Si ! Mais moins que vous ne pourriez le croire. D’abord, je supposais qu’elle était blessée. Ensuite, je connais son caractère et son tempérament. Elle a infiniment d’imagination et cette imagination est tragique. Plus que nous, elle a dû croire à des trames extraordinaires, à des conjurations inouïes ; de là à conclure que le mieux était de se terrer, loin de tous, loin même de moi qu’elle ne jugeait, certes, aucunement menacée, il n’y a qu’un pas… J’hésitais, je me perdais en conjectures, lorsque vous êtes venus me rapporter les propos de Mazargues. À l’instant, tout s’est enchaîné !… Vous voyez que c’est plutôt simple.

– Après coup ! grommela Duguay. Il n’y a pas d’affaire qui ne paraisse relativement simple lorsqu’elle est débrouillée. Vous avez été extraordinairement habile et je me marquerais un gros bon point si je l’avais été autant que vous !

Un silence. L’auto filait en grande vitesse sur les routes désertes. On approchait du village, on apercevait déjà la tour baroque des Saints Michel et Nicolas et le château des Éperviers.

– Nous allons vraiment tenter quelque chose de nouveau, là-bas ? demanda soudain Duguay.

Il n’avait pas repris sa bonne humeur, mais il n’était plus aussi maussade. Sa philosophie, pratique tirait de l’aventure un enseignement dont il comptait profiter à l’avenir.

– Eh ! oui, répartit Simone.

– Voilà qui m’intrigue prodigieusement !… Quelque chose qui pourrait nous mettre sur la piste du meneur ?

– Si cela réussit, oui.

Le détective eut un petit geste d’impatience ; ses yeux ne cachaient plus leur curiosité.

– Comptez-vous réussir ?

– Ah ! J’y compte un peu moins que je ne comptais retrouver Mme de Escalante chez Madeleine.

Elle eut le même sourire malicieux que tantôt et elle donna l’ordre au chauffeur de ralentir. On longea le village et l’on atteignit enfin le château.

Simone descendit prestement, se rendit au petit salon et sortit d’un tiroir quelques menus panneaux où elle avait peint la tête d’un homme. Elle remit un de ces panneaux au détective :

– Voulez-vous demander à Tenaille, fit-elle, s’il reconnaît cette tête ?… De mon côté, je voudrais parler à Choléra.

L’inspecteur regarda la tête, regarda Simone, mordit sa lèvre mince et proféra :

– Ça, c’est le fin fond de l’extraordinaire !

Puis, roidissant les muscles de son visage :

– Si vous me le permettez, je verrai tout d’abord Tenaille.

– Cela vaudra même mieux.

Le détective sortit à grands pas. Il se dirigea vers la penderie où l’on détenait le sieur Tenaille, se fit ouvrir la porte cadenassée par les soins des gendarmes, entra, et, s’adressant au drille :

– Plus de blagues, vieux birbe : on sait tout. Et surtout, ne va pas dire que tu ne reconnais pas cette tête. Ça ne prendrait pas !

Tenaille jeta un regard morne sur le panneau. Ses yeux s’arrondirent ; sa bouche laissa échapper un sifflement.

– Le petit gonse ! grogna-t-il.

– Pas d’erreur ! éjacula le détective. C’est bien lui ?

– Pisque vous le savez ! ricana l’assassin.

Il eut un rire opaque.

– Où que tu l’as pincé ? Ben ! ça sera pas trop tôt qu’y prenne un renfoncement !

Quand Duguay reparut devant Simone, il était positivement pâle.

– Il l’a reconnu ! fit-il, haletant. J’avoue que ça m’a donné le plus rude coup que j’aie jamais reçu dans le cours de ma carrière.

– Je voudrais encore l’aveu de Choléra, dit-elle.

L’inspecteur l’amena lui-même près de la fille.

– Tu sais, ronchonna celle-ci en tournant vers Duguay une face gouailleuse, tu n’as qu’à f… le camp : j’ai rien à te dire. Tant qu’à mademoiselle, tout ce qu’elle voudra.

Duguay ne se le fit pas répéter. Dès que Simone fut seule avec la drôlesse, elle exhiba le panneau.

– Vous le reconnaissez ? demanda-t-elle.

– Ben ! plutôt deux fois qu’une : c’est ce salaud de « petit gonse ».

– Vous en êtes sûre ?

– Oh ! pour ça… Y aurait ben quelque chose-à dire sur la magnière dont il est coiffé… et puis deux ou trois rien du tout. Mais, pour l’ensemble, ça y est en plein.

– Eh bien ? demanda impatiemment le détective, lorsque Mlle de Vaugelade sortit du réduit où l’on détenait Choléra.

– Elle le reconnaît !

– Et alors…

– Alors, soupira Simone, nous allons tâcher d’en finir avec cet abominable cauchemar !

Share on Twitter Share on Facebook