XXII

– En finir ! s’exclama l’inspecteur. Est-ce à dire, mademoiselle, que vous n’avez qu’un geste à faire pour atteindre le coupable ?

– Si je ne me trompe pas, oui.

– Effarant ! Et si vous vous trompiez ?

– Je craindrais que l’affaire ne demeurât longtemps sans issue.

Une étrange mélancolie passa sur le visage de Simone.

– Monsieur, reprit-elle après un moment de rêverie, voulez-vous avoir l’obligeance de m’accompagner ?

– Je suis à vos ordres, mademoiselle, fit-il d’un ton pincé.

Simone s’arrêta devant une fenêtre du corridor et jeta un coup d’œil sur la pelouse ; là-bas, sous un hêtre rouge, Micaëla de Vargas feuilletait une revue.

– Tant mieux, soupira Mlle de Vaugelade.

Elle traversa vivement le corridor, suivie du détective, et alla frapper à la porte de la dernière chambre, Duguay eut un tressaut ; ses yeux froids scintillèrent.

– Entrez ! cria une voix de contralto.

Mlle Costanza de Gamboa reposait dans un profond fauteuil rouge ; ses yeux noirs se fixèrent sur Simone. Le détective, avec une curiosité dévorante, examina ce visage safrané où se mêlaient si étrangement la tendresse et l’inquiétude.

– Du nouveau ? demanda Costanza, de sa voix ensemble veloutée et rauque.

Simone était fort pâle et tremblait.

« Elle se tient mal ! » songea l’inspecteur.

L’instinct professionnel, plus fort que le dépit, le poussa à intervenir.

– Oui, du nouveau, mademoiselle…

Il parlait de ce ton ensemble impétueux et énigmatique dont il usait en virtuose.

Costanza s’était roidie ; sous son teint safrané, on voyait une pâleur presque égale à celle de Simone, Celle-ci faisant un grand effort murmura :

– Hélas ! nous savons tout… nous connaissons celle qui a voulu faire assassiner Mme de Escalante.

Une énergie fiévreuse animait les yeux clairs.

– Celle qui a voulu faire assassiner Francisca ! C’est donc une femme ? fit Costanza d’une voix défaillante.

– C’est vous-même, mademoiselle, dit fortement le détective, risquant le tout pour le tout.

Costanza de Gamboa se mit à trembler comme une ramille dans la tempête. Une épouvante affreuse dilata ses pupilles. Ce fut un de ces effondrements d’être où toute volonté s’abîme. Et l’inspecteur, sentant qu’il avait devant lui une créature superstitieuse, chuchota mystérieusement :

– Quand l’heure est venue, personne ne peut échapper à son sort.

Costanza poussa une plainte sinistre, s’affaissa dans son fauteuil ; elle n’avait pas besoin d’avouer ; sa personne tout entière la dénonçait… Une lassitude sans bornes la livrait au Destin.

– Soit ! murmura-t-elle. Aussi bien, je ne pouvais plus vivre ainsi.

Elle tordait ses mains ascétiques ; une nouvelle sorte de terreur fit vaciller ses prunelles, une terreur mêlée d’une immense tendresse et d’une honte mortelle.

– Micaëla ! soupira-t-elle.

Elle élevait vers Simone des mains suppliantes.

– Ayez pitié de moi ! Où plutôt, non, pas de pitié pour moi : elle est inutile – et elle serait injuste. Mais pitié pour ma chérie ! Que vous importe… qu’importe à la justice, puisque je vais disparaître !

Duguay et Simone se regardèrent.

– Ce serait un scandale pour Francisca même… ou pour sa mémoire, poursuivit Costanza. Si elle vit…

– Elle vit ! ne put s’empêcher de dire Simone.

– Elle sera la première à vouloir que le nom d’une femme de sa race ne soit pas flétri par des juges…

Un silence. De quelque manière que tournât l’affaire, le détective s’en lavait les mains ; il n’y avait joué d’un rôle de comparse et ne se le pardonnerait pas de sitôt.

– Il vaudrait peut-être mieux s’adresser au juge d’instruction ! grommelait-il. Moi, n’est-ce pas, ça m’est indifférent !

– Est-ce que vous ne tenez pas mes complices ? demanda fiévreusement Mlle de Gamboa.

– N’en avez-vous pas d’autres ? fit-il, repris mécaniquement par sa curiosité… Il y a eu ce Ramon…

– Il est mort.

– Nous ne l’ignorons pas ! marmonna le policier. Mais il peut être utile de savoir dans quel but vous avez agi.

– Jadis, j’ai uniquement agi par amour pour Micaëla.

– Nous le savons aussi, intervint Simone. Seulement, nous avons peine à comprendre ce que vous espériez.

– Mon médecin m’avait confié que don Joaquin était mortellement atteint et les cartes prédisaient que Francisca mourrait jeune. En faisant disparaître Rosarito, Micaëla seule demeurait héritière. À cette époque, les parents de Micaëla étaient pauvres. Et moi, ajouta sombrement Costanza, je voulais que ma chérie fût riche.

Si sceptique qu’il fût, Duguay admit cette genèse du crime. La physionomie de Costanza s’éclairait pour lui comme elle s’était éclairée pour Simone : il comprit la passion profonde, presque démente, que cette vieille fille avait conçue pour sa nièce.

– Ce Ramon était un coquin ? demandait-il.

– C’était un très honnête homme. Il me devait en quelque sorte la vie. Il a payé sa dette.

– Puisqu’il était mort, qu’aviez-vous donc à craindre ?

– Sa femme apportait des révélations à Francisca : du moins, je le croyais. J’ai perdu la tête !

– Pas tant que ça ! remarqua sardoniquement l’autre. Vous avez mené habilement les négociations avec l’ami Tenaille. La manière de lui jeter l’appât… le déguisement…

– J’ai agi dans une espèce de délire ! Jamais, de sang-froid, je n’aurais été capable de telles choses.

Après un nouveau silence, tragique pour Simone et Costanza, agaçant pour le détective :

– Nous allons réfléchir, fit enfin ce dernier de son ton morne, où toutefois transparaissait une confuse promesse.

Quand il se retrouva seul avec Simone, il annonça :

– Cette personne ne vivra plus demain matin ! Si on l’arrêtait, on ne ferait que hâter les événements : elle doit avoir sur elle de quoi se tuer, et se tuer en un clin d’œil. Somme toute, son suicide sera une solution propre et élégante, pour elle d’abord, cela va sans dire, ensuite pour Mmes de Escalante et de Vargas…

– S’il en est ainsi, et je le crois comme vous, ne pourrait-on pas épargner sa mémoire ?

– Je ne sais pas. En fait, il n’y a aucun intérêt à ce que l’affaire soit entièrement débrouillée. Mlle de Gamboa décédée, Tenaille et compagnie recevront le salaire de leur joli travail. C’est tout ce qu’il faut à la société. Par définition, la justice ne poursuit pas les morts. Mais elle tient à éclairer sa lanterne.

– Alors, vous ne pouvez pas nous aider ?

– Il faut que je médite un peu là-dessus. M. Dubard est absent : j’ai le droit d’aller faire une promenade… en attendant. D’ici là, qui sait, les circonstances auront pris une tournure favorable.

Il eut un haussement d’épaules plein de philosophique dédain. Et, changeant de ton :

– C’est égal, vous méritez de rudes félicitations : je ne vous cache pas que je suis un peu jaloux et que je me sens vaguement ridicule. D’autant plus que, j’en ai le sentiment, jamais je n’aurais abouti dans cette affaire. Vous y avez introduit un élément psychologique qui, dans l’espèce, n’était pas à ma portée. Même, il y a une heure, je vous aurais à peine comprise : la vue exacte de la demoiselle Costanza m’a dessillé les yeux. Je crois voir le trajet de votre pensée. D’abord, comme pour retrouver Mme de Escalante, vous avez abandonné les complications : vous vous êtes demandé si ce que nous cherchions au loin n’était pas tout proche. Ensuite, vous avez songé que seule Mlle de Gamboa avait eu intérêt à faire disparaître la petite. C’est ici que s’est manifestée votre finesse féminine : l’intérêt s’est trouvé indirect ; la coupable voulait la fortune de Mme de Escalante, mais elle la voulait pour une autre. Pour concevoir l’affaire sous ce jour, il fallait avoir observé, et observé profondément.

– Attendez ! interrompit Simone. L’observation, si observation il y a, était facilitée parce que je connaissais depuis longtemps l’affection extraordinaire de la tante pour sa nièce et aussi l’ardeur concentrée, excessive, un peu folle, qui anime Costanza. Ici, j’ai tiré parti d’une remarque que vous avez faite.

– Laquelle ?

– N’avez-vous pas maintes fois répété que, peut-être, il y aurait à considérer l’intervention de quelque folie ?…

– Je parlais de folie amoureuse.

– Sans doute ! Mais toutes les affections extrêmes se ressemblent. Plus pondérée, la tante de Micaëla n’aurait pas commis le crime !

– Oui, vous êtes tout plein gentille, fit Duguay d’un ton bourru, où perçait de la déférence et de l’attendrissement : vous voulez absolument me donner une part dans l’affaire… Prétendrez-vous aussi que je suis pour quelque chose dans l’idée du portrait ? Avoir repeint la tête de Mlle de Gamboa selon le signalement donné par Choléra, c’est un truc que j’envierai toute ma vie !

Il tira sa montre :

– Il faut que je me sauve…

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