Sabine s’enfuit

Vérannes tourna vers lui une bouche hargneuse, mais l’observation avait porté.

– Avez-vous bien fouillé la maison et le jardin d’arrière ? demanda le vieil homme.

– Tout ! J’ai tout fouillé.

– Elle est partie seule ?

– Elle a emmené les deux enfants et une femme de chambre.

– Alors, fit impérativement Langre, il n’y a qu’à se partager le champ des recherches. Vous, Vérannes, fouillerez les rues avoisinantes. Meyral, le chauffeur et moi explorerons une aire plus large.

– Je ne veux pas que des étrangers se mêlent de ma vie intime ! cria farouchement le mari.

– Vous ne voulez pas ? fit Langre exaspéré. Vous ne voulez pas ! Ah ! n’est-ce pas, il est temps que ça finisse. Pour le moment, vous n’êtes pas le compagnon de Sabine, vous êtes un malfaiteur ! Vous ne devriez même pas participer à nos recherches. Si je consens à vous y mêler, c’est que, dans la circonstance, vous allez vous conduire comme un brave homme. Oui, vous avez beau être un maniaque, vous vous rendez compte de votre iniquité.

La haine, l’angoisse et la révolte convulsaient Vérannes. Tout de même, il était dominé. Taciturne, il se borna à faire un geste bref et dur, puis il rentra rapidement dans l’hôtel.

– Il va chercher la domestique, grommela Langre. Inutile de l’attendre. Commençons nos recherches.

– Par où ? demanda Georges.

– Par l’avenue du Bois.

– Ce n’est pas mon avis. Votre fille s’est sauvée au hasard, pendant que son mari, pour une raison ou pour une autre, était à l’étage. Elle a dû n’avoir qu’une seule idée : chercher un refuge chez vous.

– Elle savait que j’allais venir.

– Elle le savait, elle y comptait, et sûrement elle a hésité avant de sortir. Puis, la peur l’a emportée ; une peur née des allures de Vérannes, qui a inévitablement prononcé des paroles insensées, mais aussi de la surexcitation qu’elle partage avec nous tous. Elle s’est donc sauvée et je pense qu’elle se cache – non loin d’ici. Un de nous deux devrait attendre… l’autre irait soit au Métropolitain de l’avenue du Bois, soit à celui de l’avenue de la Grande-Armée, soit encore aux prochaines stations de fiacres.

– Vous avez raison ! La femme de chambre qui accompagne Sabine repassera par ici pour m’avertir. Je m’étonne même qu’elle ne soit pas encore venue…

– Cette nuit est si difficile ! bougonna Meyral. Qui attendra ?

– Il vaut mieux que ce soit moi. Prenez l’auto.

Georges ne s’attarda point. Il donna un ordre et monta dans la voiture au moment où Vérannes ressortait du petit hôtel. Le chauffeur avait repris la grande vitesse. En deux minutes la voiture atteignait l’avenue de la Grande-Armée où Meyral inspecta la station des fiacres. Ensuite il descendit dans la station du Métropolitain. Il prit un ticket et alla jusqu’au quai d’embarquement. Quelques hommes et quelques femmes y attendaient qui donnaient des signes d’impatience.

Au moment où le physicien ressortait l’employé l’interpella d’un air furibond :

– Quèque vous faites ?

– Ça ne vous regarde pas ! répliqua Meyral.

– Faudrait voir pourquoi vous entrez ici sans motif.

L’homme n’insista point ; Georges regagna l’avenue. On y menait grand tapage. Dans un restaurant éclaboussé de lumières, des hommes et des femmes chantaient, hurlaient ou glapissaient ; deux rôdeurs, au seuil d’un bar, menaçaient de zigouiller le patron ; les passants avaient des allures insolites.

– Ça continue ! songeait Meyral.

Il allait donner un ordre au chauffeur, lorsqu’il avisa la petite gare de Ceinture, qu’il n’avait jamais utilisée et dont il ignorait à peu près l’existence : elle constituait un lieu d’attente excellent. Après avoir évité un groupe où retentissaient d’incohérentes palabres, Georges gagna la salle d’entrée. Elle était vide, ce qui le désappointa. Il examina fiévreusement le sol poudreux, un vieil homme penché devant le guichet, un cadran pneumatique qui marquait onze heures et demie, et, de morne, l’endroit devint lugubre.

Une formidable impatience secoua le jeune homme.

– Un billet pour Saint-Lazare, demanda-t-il à la buraliste.

Cette femme eut un long tressaillement et timbra le billet d’une main saccadée.

– Comment tout cela va-t-il finir ? se demandait Meyral en descendant l’escalier. Mon exaltation s’aggrave. Celle des autres doit s’aggraver aussi. Ne deviendrons-nous pas tous fous ou enragés avant la fin de la nuit ?

Un spasme le secoua, sans entraver sa marche ; les quais et les rails se décelèrent plus sinistres encore que la salle d’attente. L’éclairage était piteux, deux ombres erraient misérablement, et le cœur de Georges sursauta : il venait d’apercevoir là-bas, cachée par une colonne, une femme assise. Un enfant était auprès d’elle, elle en tenait un autre sur ses genoux.

– Sabine, chuchota-t-il.

Des souvenirs s’élevaient, si doux, si frais et si tristes qu’il en était secoué jusqu’au fond de l’être. Il les refoula et se présenta devant Mme Vérannes avec un visage calme. Eût-elle vu un loup, elle n’aurait pas paru plus saisie. On voyait trembler sa petite main ; elle étreignait convulsivement son enfant ; le feu de ses prunelles scintillait comme le feu des étoiles ; tout à la fois, elle révélait un étonnement exagéré et une terreur inexplicable.

– Est-ce le hasard qui… balbutia-t-elle.

Elle demeura court.

– Ce n’est pas le hasard, dit-il, je vous cherchais.

– Vous me cherchiez ?

Elle eut un vague sourire ; elle parut plus calme et presque joyeuse. C’était une créature étincelante par l’éclat des cheveux couleur moisson, par le teint de liseron et d’églantine, pathétique par les grands yeux variables et timides.

– Quand vous avez appelé votre père, j’étais chez lui, poursuivit Meyral. Nous sommes venus ensemble. Il vous attend près de votre hôtel, car nous avons supposé que vous lui enverriez la femme de chambre.

– Elle doit l’avoir rejoint, chuchota-t-elle.

– Vous ne voulez pas que nous allions le retrouver ?

Elle jeta une faible plainte :

– Oh ! non… oh ! non, je ne veux pas revoir l’hôtel cette nuit, je ne veux pas être exposée à rencontrer…

Elle n’acheva pas ; l’épouvante était sur elle ; ses lèvres s’agitaient à vide.

– Nous attendrons donc, fit-il, troublé par le trouble de l’émouvante créature. La distance est courte.

Par une saute de sentiment analogue à celle de naguère, elle se rassura d’un bloc.

– Oh ! que je suis nerveuse ! avoua-t-elle.

Il répondit machinalement :

– Nous sommes tous nerveux cette nuit.

Son accent marquait la tristesse et le malaise. Les souvenirs affluaient, foule cruelle, dissolvante et magique.

– Peut-être vaudrait-il mieux attendre là-haut ? reprit-il pour faire diversion.

Elle approuva d’un signe de tête ; Meyral souleva doucement la fillette qui était assise à côté de sa mère, tandis que Sabine emportait le baby.

Ils n’attendirent guère. Cinq minutes à peine s’étaient dissipées lorsqu’on vit paraître Langre avec la femme de chambre. Gérard montra une joie excessive ; ses mains tremblaient ; il avait ce sourire crispé des vieillards où le bonheur même mêle quelque chose d’instable et de tragique. Et ses yeux vifs ne cessaient de couver les deux petits, la race incertaine qui devait s’étendre sur le profond avenir.

– Que désires-tu, ma chérie ? murmura-t-il enfin. Veux-tu que nous rejoignions ton mari ?

Elle jeta la même plainte qu’elle avait fait entendre à Georges :

– Oh ! non… pas maintenant… plus jamais peut-être.

Elle ajouta, d’une voix basse et impressionnante :

– J’ai lutté, père, j’ai lutté avec ferveur ; je crois que j’ai été résignée, peut-être courageuse – mais je ne peux plus, je ne peux plus !

– Ce n’est pas moi qui te contraindrai à le revoir, répondit sombrement le père.

Share on Twitter Share on Facebook