Chapitre II

L’auto roulait en grande vitesse. Des gens l’injuriaient au passage ; les carrefours vomissaient des créatures furibondes ; le chauffeur faisait des gestes superflus, remuait la tête d’une façon maniaque ou répondait aux vitupérations par des cris rauques et des coups de trompe.

– Le malheureux s’exalte ! murmura Meyral, tandis qu’on atteignait le pont de l’Alma.

Lui-même subissait une griserie ; les yeux de Langre luisaient sauvagement sous les gros sourcils blancs. Cette hyperesthésie inquiétait d’autant plus le jeune homme qu’elle semblait s’accroître… Il ne s’étonna pas, avenue Marceau, de voir quatre passants bien vêtus se précipiter les uns sur les autres à grands coups de canne. Une femme se rua devant l’auto avec une clameur lugubre, et le chauffeur, qui ne l’évita que par miracle, ricanait comme une hyène. Auprès de l’Arc, débutait une vaste bagarre ; plusieurs centaines d’individus traquaient, en hurlant et en brandissant des armes, des agents aux allures de molosses. Soudain les cris se firent épouvantables : une auto, après avoir écrasé plusieurs hommes, projetait son chauffeur parmi la foule.

Ce ne fut qu’une vision. L’avenue du Bois-de-Boulogne ouvrait sa large perspective ; la voiture filait comme une auto de course, d’autres bolides trépidaient dans la pénombre et presque toutes les vitres ruisselaient de lumière.

– La fièvre s’étend, grommela Meyral avec une « mélancolie exaspérée ». La démence sabre l’humanité ainsi qu’une charge de cavalerie.

L’auto s’arrêta dans la rue Marceau, devant un petit hôtel bâti en pierres meulières, entrecoupées de briques rouges. Un frêle jardin le précédait où l’on entr’apercevait un peuplier, quelques ifs et des passe-roses :

– Nous vous gardons ! dit Gérard au chauffeur.

Le chauffeur fit une moue farouche :

– Comme vous voudrez ! rauqua-t-il. Seulement, faudrait pas que ça soye pour longtemps, vu que j’ai besoin de mon repos : y a quinze heures que je roule.

Il avait, en somme, une bonne gueule de dogue, aux yeux sanguinolents et candides, mais il était copieusement exalté. Meyral le considérait avec une attention anxieuse :

« Il est normal ! »

Et à voix haute :

– Nous tâcherons de ne pas trop vous faire attendre, dit-il avec douceur.

L’homme prit une physionomie à peu près cordiale.

Au moment où Langre étendait la main vers le bouton de la sonnerie, la porte du petit hôtel s’ouvrit avec brusquerie ; tête nue, les cheveux défaits, un homme bondit dans le jardinet et se rua vers la grille :

– Mon beau-père ! s’exclama-t-il avec une stupeur hagarde.

Et d’une voix tonnante :

– Où est Sabine ? Où sont les enfants ?

– Comment le saurais-je ? répondit fougueusement Gérard.

Ils se regardaient à travers les barreaux, comme des fauves. Leurs yeux brasillaient pareillement, le même défi contractait leurs mâchoires. Dans cette première seconde, enfiévrés par l’influence mystérieuse, ils parurent prêts à bondir l’un sur l’autre. Mais la colère céda à l’inquiétude.

– Oui, comment le saurais-je ? reprit plaintivement Langre. Il y a vingt-cinq minutes, j’étais chez moi et Sabine…

–… était encore ici, acquiesça fiévreusement Pierre.

– Elle ne peut donc être loin, intervint Meyral qui se tenait à quelque distance de la grille.

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