La nuit rouge

Quand le groupe se retrouva avenue de la Grande-Armée, une querelle sans cause convulsait deux hordes d’individus frénétiques ; le hourvari s’enflait ; des créatures louches rôdaient près de la barrière.

Il fut impossible de découvrir un véhicule de renfort : on convint que la femme de chambre prendrait le Métropolitain.

D’abord, le chauffeur poussa un aboiement de colère :

– Je suis pas un omnibus !

– Non, mais vous êtes un brave homme, riposta vivement Meyral, et vous rendrez service à de braves gens.

Il montrait la jeune femme et les petits. Le cocher, saisi d’un attendrissement brusque, se tapa sur le sternum, en criant d’une voix généreuse :

– On a du cœur ! Et puis du bon !

La voiture fila par des rues désertes ; on apercevait de-ci de-là, des silhouettes agitées ; presque toutes les fenêtres étaient lumineuses. Rien ne troubla les voyageurs jusqu’à l’église Saint-François-Xavier. Là, des bandes erratiques surgirent, composées d’artisans qui venaient de Grenelle ou du Gros-Caillou. Elles évoluaient rapidement, dans une même direction. Parfois, un cri, se répercutant de bouche en bouche finissait par des clameurs unanimes.

L’automobile fut saluée de vitupérations et d’injures. Un individu plâtreux, aux bras de gorille, croassa :

– La reprise !… La reprise !…

D’un élan, sur l’air des lampions, les groupes scandèrent :

– La re-pris’! La re-pris’!

À chaque tour de roue, la foule s’accusait plus dense ; des hommes débouchaient sans relâche des voies latérales, et le chauffeur, après quelques embardées, dut ralentir l’allure.

– Est-ce que tu veux écrabouiller les travailleurs ? ricana un homme noir, au nez plat et aux yeux circulaires.

– J’suis un travailleur plus conscient que toi ! hurla le chauffeur, et puis syndiqué !

– Alors, f… tes bourgeois su’le pavé de bois.

– C’est pas des bourgeois… c’est des chic types… et une femme et puis deux gosses !

Il aboyait, terrible et rauque, comme un grand molosse dans la nuit.

L’homme aux yeux ronds était déjà à trente mètres à l’arrière ; un grondement formidable émanait de la gare Montparnasse :

– La mort ! La mort !

Presque tout de suite un chant s’enfla, par vagues successives, comme une marée :

C’est le grand soir, c’est le grand soir,

C’est le grand soir des exploiteurs !

– N… de D… ! grogna le chauffeur… ça y est ! V’là la Nuit Rouge !

L’auto avançait en douceur, sans éveiller de protestations, car le chauffeur s’était mis à chanter avec les autres, et le refrain sortait de sa poitrine comme un rugissement :

Les bourreaux mordront la poussière,

Lève-toi, peuple aux mille bras,

Nous allons tuer la misère ;

La nuit rouge monte là-bas !

Des masses sans nombre galopaient vers la gare. Six grands aéroplanes dardaient la lueur de leurs phares parmi les étoiles.

Dans la voiture, Langre et Meyral s’entre-regardaient tout pâles :

– Est-ce la révolution ? fit le vieil homme.

– C’en est un épisode, murmura Meyral. Un même ordre a dû atteindre les faubourgs ; des centaines de mille hommes sont en marche.

Soudain le chant vacilla et se fragmenta ; une onde courut de tête en tête : la multitude ralentit sa course et des détonations retentirent, d’abord isolées, puis par salves incohérentes…

– Les flics ! Les flics ! Mort aux flics ! Assassins… Leur peau !

Une force arrivait, qui faisait refluer le peuple : avec des rugissements et des plaintes, il se disloquait, il se heurtait aux masses qui débouchaient par la rue de Vaugirard, la rue du Cherche-Midi, la rue de Sèvres ; les faces insanes, les yeux forcenés évoquaient les écumes et les phosphorescences de la mer.

À l’arrière, les agents formaient un radeau noir, compact et pesant, qui oscillait sans rompre. Tout fuyait devant eux. De nouvelles détonations crépitèrent, et ce fut la charge : sur les tronçons hagards de l’émeute, les dogues fondaient à l’aventure, fracassant les visages, foulant les corps terrassés à coups de bottes, enfonçant vertigineusement les ventres. Une fureur sans bornes exaltait les assaillants ; aux clameurs et aux blasphèmes des victimes répondaient des rauquements et des halètements de carnivores… Mais une rumeur immense emplit l’avenue du Maine. Incohérente comme une rafale, elle exhalait des huées, des menaces, des exhortations ; puis le rythme y pénétra et, canalisant l’enthousiasme, le cri de guerre lui donna une âme :

Nous allons tuer la misère :

La nuit rouge monte là-bas !

Un homme au torse de squelette, haut de six pieds, brandissait une loque écarlate, une horde de terrassiers le suivait, bras entremêlés, barbes au vent ; le radeau des sergents de ville fut tronçonné et fracassé. De toutes parts les fugitifs revenaient en marée. On entendait la chute molle des corps, le choc des crânes contre le pavé, les cris des blessés et des agonisants.

– En avant ! hurlait une voix de colosse. Aux ministères, à l’Élysée, au télégraphe !

L’ouragan de clameur déferla, et la multitude se rua frénétiquement vers la gare Montparnasse. Pendant dix minutes, le courant parut inépuisable. Puis il s’éclaircit : il n’y eut plus que des bandes éparses, des solitaires éperdus, des femmes aux chevelures croulantes, des badauds et des curieux penchés sur les allèges des fenêtres.

Alors, on vit les cadavres allongés sur les trottoirs ou dans le ruisseau ; des blessés se traînaient vers les portes, d’autres pantelaient, hurlaient, ou râlaient… Les aéroplanes avaient disparu.

– C’est immonde ! criait Langre.

– Ils ne savent pas ce qu’ils font ! soupirait Meyral, tandis que Sabine, les yeux grands d’épouvante, et plus blême que les nuages, étreignait les petits dans ses bras grelottants.

L’auto était rangée contre le trottoir ; le chauffeur l’avait abandonnée pour charger la police.

– Peut-être vaudra-t-il mieux retourner à pied, remarqua Georges.

Au même moment le chauffeur reparut, la barbe pleine de sang et les prunelles furibondes.

– La misère est morte ! hurla-t-il en montrant sa face de molosse à la portière. Le règne des exploiteurs est fini. Celui des pauvres bougres commence !… Ah ! Ah !… c’est fini de souffrir… c’est fini de crever.

Une détonation lointaine et grave l’interrompit :

– Le canon !

Il bondit au hasard et tourna sur lui-même.

– Voilà, gronda-t-il… je vas vous conduire tout de même, avant de rejoindre nos frères. C’est trois minutes à perdre… et puis… et puis !… ah ! et puis…

Les mots ne venaient plus : il avait les tempes enflées, les yeux phosphorescents et la bouche béante ; une fureur béate ébranlait sa structure.

– Plus de prolos ! bégaya-t-il… oh ! oh ! plus de vampires !

Ayant violemment tripoté sa machine, il monta sur le siège et démarra. Les voies étaient libres ; de-ci de-là, un groupe retardataire proférait des injures ou levait des poings rudes – mais le chauffeur bramait :

– Vive la nuit rouge !

Quand ils arrivèrent au faubourg Saint-Jacques, une cloche s’était mise à sonner, par coupetées funèbres ; des lueurs cramoisies tremblotaient parmi les astres ; la voix du canon, retentissant par intervalles, semblait le verbe obscur des éléments mêlé à la frénésie incohérente des hommes.

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