Poignante tristesse des lendemains d’émeute

Il se réveilla vers huit heures : tout de suite, il eut l’impression que son excitation avait disparu. Seule, l’angoisse subsistait, aiguë, ardente, mais normale. Les événements de la veille soubresautaient étrangement dans sa mémoire.

Il appela Césarine. Elle accourut, jaune de fatigue, les lèvres pareilles à du veau haché.

– Ah ! Monsieur, susurra-t-elle.

Elle se révélait effarée, harassée, mais non plus hagarde comme la veille.

– Et l’émeute ? demanda-t-il.

– On a tué le Président ! Mais le quartier est tranquille, répondit-elle. On ramasse les morts.

– Qui ramasse les morts ?

– Ceux autres de la Croix-Rouge, puis les flics et les gens.

– Alors, le gouvernement est vainqueur ?

– Je ne sais pas, Monsieur. On le dit. J’entends plus rien, et même les incendies ont l’air d’être éteints.

– Donnez-moi les journaux.

– Y en a pas, Monsieur.

– Diable ! grommela Georges.

Il n’éprouvait aucune surprise. De l’inquiétude seulement, une inquiétude un peu lente, un peu lourde, avec des tressaillements qui faisaient rebondir le cœur comme un animal réveillé en sursaut. Il but en hâte une tasse de chocolat, endossa son pardessus et sortit. Le temps était tiède, avec un ciel obstrué de nuages nickelés, où s’ouvraient des citernes. Les gens passaient pesamment. Une marchande des quatre-saisons offrait des cerises bourgogne d’une voix larmoyante ; le garçon épicier rangeait des caisses d’un air pensif ; le boucher tranchait des viandes d’une main distraite et sale. Tout le monde semblait fatigué ; une vieille femme déclarait à une porteuse de pain :

– Demain, y aura plus de République. C’est Victor qui prendra le foiteuil !

À mesure qu’il approchait du boulevard Saint-Michel, Meyral rencontrait les vestiges de l’émeute ; beaucoup de boutiques étaient closes ; des pelotons de police et des escouades de cavalerie circulaient sur la chaussée. Elle révélait la brutalité des hommes : les feuilles des arbres étaient arrachées, les réverbères tordus, les devantures béaient, défoncées par des barres de fer ; les vitres manquaient aux fenêtres.

Ce spectacle terne ou blafard évoquait ensemble les démolitions, les réveils des lendemains d’ivresse, des fureurs cristallisées, des épouvantes évanouies, des bagarres mortes.

« Une fièvre humaine, songea Meyral… déjà dissipée dans la nuit des âges ! »

Les sergents de ville lui défendirent le passage ; il dut se replier par la rue Monsieur-le-Prince et franchir un secteur du Luxembourg. Comme il débouchait près de la rue Gay-Lussac, des camelots surgirent, qui agitaient tumultueusement leurs gazettes :

– L’Éclair… Le Journal…

L’Éclair et Le Journal n’avaient chacun que deux pages. Un « chapeau » avertissait les lecteurs que, faute de compositeurs, de minervistes et de force motrice, il avait fallu se contenter d’un tirage de fortune. Les manchettes portaient :

La mort du Président de la République. L’émeute triomphante et vaincue. Paris à feu et à sang. La bataille des Boulevards et des Champs-Élysées. Le siège des Ministères.

Il apparaissait que les révolutionnaires avaient pris d’assaut le ministère de l’Intérieur, envahi le Central télégraphique, massacré les sergents de ville, mis en déroute les municipaux et les dragons. À trois heures du matin, ils prenaient d’assaut l’Élysée et capturaient le Président de la République. Un vaste incendie ravageait le boulevard des Italiens ; un autre dévorait les magasins du Printemps ; des bombes démolissaient le fronton du Palais-Législatif ; les anarchistes et les apaches fourmillaient dans le premier, le deuxième, le septième, le huitième et le neuvième arrondissements, où ils opéraient la Reprise ; on estimait la rafle à cinquante ou soixante millions de francs.

C’est le moment où le général Laveraud entrait en scène. Il amenait cinq régiments de ligne, quatre régiments de cavalerie, plusieurs batteries légères, et massait ces troupes dans le seizième arrondissement. Les hommes décelaient une extrême surexcitation, et le général lui-même montrait une humeur farouche, mais cette humeur n’enlevait rien à ses qualités militaires : elle les rajeunissait. Il semble qu’il ait été résolu à ne tenir compte d’aucun ordre supérieur. Il commença par balayer, au canon, l’avenue du Bois-de-Boulogne et l’avenue de la Grande-Armée, où les révolutionnaires étaient épars. Ensuite, disposant ses batteries, il ordonna le bombardement des Champs-Élysées et du faubourg Saint-Honoré, où s’entassaient des myriades d’énergumènes. Les obus fauchaient les existences comme des herbes. La panique des révolutionnaires fut aussi ardente que l’avait été leur audace. L’avenue nette, les troupes de Laveraud défilèrent jusqu’au rond-point. Ensuite il y eut une brève bataille. L’élite des émeutiers tenait Saint-Philippe-du-Roule, la rue du Faubourg-Saint-Honoré, l’Élysée. Elle résista, pendant un quart d’heure, à des rafales de projectiles, puis céda à son tour. Des charges d’infanterie et de cavalerie déblayèrent la voie jusqu’à Saint-Philippe… Ensuite commença la boucherie. Les troupes fusillaient sans relâche les masses agglomérées, que leur multitude même tenait immobiles ; les obus fracassaient le palais présidentiel.

Alors, dans la lueur des incendies et de l’aube, un drapeau blanc s’éleva, et Laveraud consentit à écouter les parlementaires. C’étaient trois hommes ivres de rage, de poudre et de sang.

– Nous tenons le Président ! déclara le plus frénétique. Si vos troupes n’évacuent pas le quartier, nous le tuerons comme une hyène.

– Et moi, répondit Laveraud avec un tremblement de fureur, je vous donne cinq minutes pour évacuer le Palais.

– Prenez garde… Nous n’hésiterons pas, moi surtout…

Il tournait vers le général une face pourpre :

– Moi surtout, je n’hésiterai pas !

– Je n’ai qu’une consigne, grogna Laveraud : votre extermination !

Le révolutionnaire se retira, en vomissant des menaces. Cinq minutes plus tard, le bombardement reprenait ; et à quatre heures du matin, Laveraud entrait à l’Élysée. Le cadavre du Président gisait sur les marches du Palais, mais la Révolution était vaincue.

« Est-elle vaincue ? » se demanda Meyral avec stupeur.

Il considéra les humains qui l’environnaient et s’étonna de leurs visages grisâtres. Le contraste était excessif entre ce calme et les convulsions de la nuit. Lui-même se sentait une âme terne et fade.

– Eh ! oui… elle est vaincue, le rythme a disparu, le rythme exaspéré qui la poussait au meurtre.

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