Chapitre III

Il était deux heures du matin quand Meyral quitta Langre et Sabine. La rue du Faubourg-Saint-Jacques semblait presque assoupie, mais le nombre des fenêtres illuminées demeurait insolite ; des créatures excitées filaient le long des trottoirs ou jaillissaient d’une encoignure.

L’incendie persévérait sous les nuages, et l’on percevait des détonations lointaines. Après Saint-jacques du Haut-Pas, les humains se multiplièrent : ils pullulaient dans la rue Gay-Lussac ; ils formaient des masses profondes à l’embouchure du boulevard Saint-Michel. Georges réussit à se glisser près de la gare. Le spectacle y devenait sinistre. Toutes les lumières étaient éteintes vers l’Odéon ; le bas du boulevard apparaissait comme un abîme noir, où miroitaient confusément des casques et des cuirasses. Par intervalles, la cavalerie faisait une charge, – à vide. On entendait sonner la ferraille, on voyait surgir une masse équestre ; la foule mugissait épouvantablement. Cette foule hétérogène, où les révolutionnaires se décelaient rares, ne songeait guère à combattre. Continuellement traversée par des remous de rage et des remous de panique, elle subissait une surexcitation mystérieuse, que partageait la soldatesque. Par intervalles, il s’élevait une longue plainte, et l’on devinait que des blessés gisaient dans la ténèbre… Mais le drame était plus loin : au quartier latin, les révolutionnaires avaient subi une défaite et, après la destruction des réverbères ou le sac de quelques boutiques, ils étaient allés rejoindre les hordes qui submergeaient le boulevard Saint-Germain, les quais, le Louvre et les Champs-Élysées.

– Nos frères sont vainqueurs, là-bas ! grondait un personnage glabre, dont la lèvre supérieure se relevait continuellement sur des dents plâtreuses. C’est la fin que je dis : y mordront les pavés de bois !

Il poussait son visage jaune contre celui de Meyral :

– On va faire la reprise ! Pourquoi qu’on la ferait pas tout de suite par ici ?

Il montrait le haut du boulevard, vers l’Observatoire ; et, saisi d’une exaltation soudaine, il s’exclamait :

– Y en a de la braise par là. On n’a qu’à se mettre une vingtaine. D’abord, faut une sanquetion ! Qui qui vient avec moi ?

Des faces blafardes émergèrent de la pénombre, mais simultanément s’éleva le clapotis d’une chevauchée ; deux blocs de cuirasses semblaient flotter dans le vide ; la multitude rugissante s’écoulait éperdument.

– Qu’est-ce qui va sortir de tout cela ? se demandait nerveusement Meyral, en reculant le long des façades. Si l’exaltation continue, demain matin l’humanité tout entière sera lunatique – y compris moi-même !

Il parvint, après des détours fatigants, à rentrer chez lui. Sa bonne Césarine l’attendait, horriblement hagarde, ivre de drames et d’épouvante. Elle avait passé les heures dans un cabinet obscur, en compagnie de vieux habits, de caisses vétustes et de poteries ébréchées.

– Monsieur, geignait-elle… Monsieur ?

Des pleurs crasseux striaient son visage.

– Est-ce qu’y vont nous assassiner, ou nous rôtir vivants, ou nous enfumer comme des rats ?

L’effervescence de cette créature exaspéra Meyral. Il considérait nerveusement le visage bouilli, les yeux étincelants sous les larmes, les cheveux échappés aux épingles et qui pendaient comme un reste de crinière râpée ; il avait envie de lui briser une cornue sur la tête ou de la chasser à coups de pilon. En même temps, il avait pitié d’elle, il concevait sa terreur fuligineuse et les bondissements d’une imagination ancillaire.

– Avant tout, allez vous coucher ! commanda-t-il. Allez vous coucher tout de suite. Faites comme les cancrelats… rentrez dans votre fente : vous vous portez malheur en veillant. Le meilleur refuge c’est là-haut, dans votre chambre ; il n’y a pas de révolutionnaires qui auraient l’idée de monter là, et quand ils y monteraient ? Ce n’est pas aux servantes qu’ils en veulent.

Les paroles jaillissaient de lui comme l’eau jaillit d’un réservoir fêlé ; il faisait des gestes énormes ; son moi se déchiquetait, sans qu’il cessât de garder un certain empire sur soi-même.

– Hop ! Hop ! poursuivait-il. C’est ici que votre précieuse vie est en danger. En haut, c’est l’oasis – c’est la fontaine dans le désert, c’est le havre de la délivrance. Grimpez, vous dis-je – filez par la tangente !

Elle l’écoutait avec ahurissement, en secouant ses mèches grasses, d’abord indécise, puis convaincue. Tout à coup, elle saisit sa petite lampe de cuivre, elle se sauva par l’escalier de service, sans même dire bonsoir à son maître.

Il se réfugia dans son laboratoire et d’abord sa surexcitation parut s’accroître. Les souvenirs grondaient comme des torrents et se coloraient intolérablement ; des vagues d’espérance alternaient avec des inquiétudes asphyxiantes.

– Au travail, lamentable atome ! s’exclama-t-il.

Pendant quelques minutes, il tenta des expériences. Ses mains vacillaient ; sa rétine recueillait des images trépidantes ; ses pensées, aussi discontinues que ses mouvements, fuyaient à l’aventure.

– C’est pire qu’un homme ivre ! soupira-t-il. Pourtant… le phénomène ?… Il persiste, le phénomène, mais n’est-il pas en décroissance ? Les indices de réfraction… Sabine… Langre… Que va devenir la France ?…

Le vertige devenait insupportable. Georges abandonna le polarisateur où il analysait un rayon rouge, fit quelques pas au hasard et se laissa tomber dans une espèce de cathèdre, foudroyé par le sommeil.

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