Langre et Meyral reprennent leurs expériences

Il eut hâte de revoir Langre.

Le vieux homme venait à peine de s’éveiller ; il apparut vague et sombre.

– Il est venu, murmura-t-il. Après des grincements de dents, des plaintes et des malédictions, il a disparu. Mais c’est pour reparaître !

– Quand est-il venu ? demanda Georges.

– À trois heures… harassé d’ailleurs… sans chapeau… avec une estafilade dans le cou. Quand il est parti, une fatigue sans bornes nous a tous terrassés.

– Comme moi ! chuchota Meyral.

– Sabine et les petits dorment encore. Il faut les sauver, Georges. Je ne veux pas qu’elle retombe dans les mains du maniaque.

Il s’éveillait, il s’animait. Son visage tragique reparaissait sous le masque las.

– J’ai commis un crime en la lui donnant ; j’ai commis un autre crime en la laissant souffrir.

– Vous ignoriez.

– Je n’avais pas le droit d’ignorer. Sans doute, je suis un mauvais observateur social : le laboratoire m’a ôté le sens des hommes, mais on ne donne pas sa fille sans prendre des garanties. Je devais consulter mes amis… et vous le premier, vous qui n’êtes pas uniquement esclave des attitudes de la substance ! Vous m’auriez mis en garde.

– Je ne sais pas.

– Si, vous savez. Ne me traitez pas avec une indulgence dégradante. Vous saviez !

– Je devinais, fit doucement Meyral, qu’elle ne pourrait pas être heureuse avec cet homme. Et depuis, je voyais…

– Vous voyiez ses souffrances ! Vous connaissiez ses périls. Il fallait m’avertir.

– Je ne m’en sentais pas le droit.

– Pourquoi ?

Un pourpre de honte montait aux joues du jeune homme. Il fit ce geste interrompu qui exprime la gêne et le doute.

– Des scrupules, murmura-t-il.

Langre ne déchiffra pas le geste et n’interpréta pas la parole.

– Mauvais scrupules !

Il tomba dans une rêverie farouche.

– Vous savez que les révolutionnaires sont vaincus ? reprit soudain Meyral. Et que le Président de la République est mort ?

– Je ne sais rien ! s’exclama Langre.

Il secoua violemment la tête, une teinte rouge se répandit sur le bistre déteint des joues.

– J’exècre mes contemporains, dit-il avec tristesse, et toutefois je suis honteux d’avoir été si étranger à leur drame !

– Nous n’y pouvions rien !… Notre humble présence n’aurait fait qu’aggraver le désordre. Ce n’est pas cela que je regrette. Notre rôle était ailleurs – et nous n’avons pas su le remplir. Qui sait ce qui s’est passé pendant les heures de notre sommeil ! Qui sait quelles observations prodigieuses nous avons perdues – et l’Humanité avec nous – si d’autres…

– Si d’autres n’ont pas pris notre place !

Ils se regardèrent, pleins de l’angoisse profonde des savants qui ont laissé passer l’heure de la découverte.

– Pourquoi serait-il trop tard ? gronda Langre.

– Hier, avant de me mettre au lit, il m’a paru que le phénomène avait décru. Je n’ai pu m’en assurer complètement : la fatigue m’abattait. Mais ce matin le grand calme, succédant à l’hyperesthésie des multitudes, indique sûrement une métamorphose du milieu.

– Eh bien ! travaillons. Puisqu’aussi bien aucune action urgente ne vous réclame.

Dès les premières expériences – les plus simples et les plus sommaires – aucun doute ne parut possible : la réfraction lumineuse était redevenue normale. Tout au plus discernait-on, après le passage à travers une pile de glaces, quelques zones confuses dans les spectres obtenus au moyen d’un prisme de flint, des traces anormales d’empiétement. Les essais de polarisation ne donnèrent guère de résultats.

– Nous avons perdu la partie ! grommela Langre d’un ton chagrin. C’est la faute de cet abominable Vérannes. Pendant que nous étions entravés dans une aventure absurde, les autres travaillaient.

Ses yeux désespérés cherchaient dans l’invisible ces rivaux inconnus dont sa destinée inique lui donnait la hantise.

– Car enfin, reprit-il avec amertume, tous ceux qui font de l’optique…

– Qui sait ! fit rêveusement Meyral, il n’y avait peut-être pas autre chose à voir que ce que nous avons vu.

– Mais il y avait à étudier les bases du phénomène ! Et pourquoi n’auraient-elles pas été ce qu’il offrait de plus passionnant ?

Georges haussa imperceptiblement les épaules. Devant le fait accompli, il ignorait presque la révolte.

– Sans doute ! fit-il… Mais qu’y faire ? Je pense d’ailleurs que l’évolution du phénomène continue. Il se passe des choses infiniment intéressantes… je le sens !

– Ah ! vous le sentez ! cria ironiquement Langre.

Meyral avait repris le prisme de flint glass. Il regardait le spectre projeté sur une plaque, avec cette sorte d’attention distraite qu’on rencontre fréquemment chez les hommes de laboratoire.

– Il me semble, dit-il, qu’il y a une anomalie dans le violet.

Langre eut un tressaillement comparable à celui du cheval de guerre qui entend sonner la trompette.

– Quelle anomalie ?

– Une certaine pâleur d’abord… et puis, on dirait que la région violette est moins étendue. Je peux me tromper, car mon « équatation personnelle » est certainement troublée ce matin.

Sans rien dire, Gérard se mit à prendre des mesures.

– Vous avez raison ! L’extrême violet est mangé.

Une émotion égale à celle de la veille crispait leurs visages.

– Vérifions ! fit Georges.

Ils vérifièrent. Après des expériences précises au micromètre, il devint évident que l’extrême région du violet manquait et que la région voisine avait une intensité réduite.

– Le trentième environ du spectre a disparu ! conclut Langre… Et par conséquent…

Il n’eut pas besoin de poursuivre. Déjà Meyral l’aidait à dresser de nouveaux dispositifs. Les observations furent décisives. L’absence de tout effet chimique simple ou phosphorogénique ne laissa aucun doute sur la disparition ou l’extrême affaiblissement des rayons ultra-violets.

– Vous aviez raison, murmura nerveusement le vieux homme ; le désordre continue. Et la suite est aussi déconcertante que le début !

Ils analysèrent successivement des lumières produites par l’électricité, le gaz, le pétrole, la stéarine, le bois, le charbon ; elles manifestèrent la même lacune.

– Il se passe des choses formidables ! soupira le jeune homme. Si l’anomalie est générale, les pires hypothèses deviennent plausibles. Au fait, qu’est-il donc arrivé cette nuit en Europe ?

Il reprit les gazettes qu’il avait jetées sur une table et chercha les nouvelles de la province et de l’étranger. Elles étaient sans caractère, à part trois, transmises avant que l’émeute n’eût envahi le Central télégraphique : une dépêche brève annonçait des troubles à Marseille, une autre relatait le sabotage d’un cuirassé, une troisième signalait une effervescence insolite à Londres.

– On peut, à tout le moins, conclure que la perturbation s’étend à une aire considérable, conclut Langre. Voyons si d’autres journaux ont paru.

Il sonna ; la servante ne tarda pas à montrer un visage ocellé de soufre.

– Catherine, allez acheter des journaux.

– Si je peux ! répondit-elle avec acrimonie.

– Vous le pourrez, remarqua Meyral en tendant l’oreille.

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