Un grand souffle de mort passe sur l’humanité

Les perturbations s’accusèrent pendant la nuit. Au matin, la zone violette du spectre était invisible ; les communications par voie sous-marine n’existaient plus ; les grandes lignes télégraphiques fonctionnaient à peine, et seulement par intermittences ; toutes les usines électriques chômaient ; les réactions chimiques devenaient capricieuses dans les fabriques comme dans les laboratoires, et certaines cessèrent de se produire ; par suite, le bois et le charbon brûlaient mal, en donnant des flammes mornes ; le magnétisme terrestre s’affaiblissant, l’aiguille aimantée donnait des indications douteuses, qui rendaient la navigation périlleuse ; une lumière jaunâtre éclairait la planète.

Ce fut un jour funèbre. Un souffle de fin du monde passait sur l’humanité. Les êtres sentaient l’immensité du phénomène, son affreux mystère et s’assemblaient frileusement, saisis par l’instinct de troupeau. On voyait surgir ces créatures fantasmagoriques qui annoncent les cataclysmes. Et personne ne savait rien ! Les hommes des laboratoires et ceux des livres, les savants qui nombrent les astres et ceux qui pèsent les atomes, n’offraient pas même une conjecture aux affres de la multitude : leur pouvoir se bornait à décrire minutieusement les épisodes du drame.

La troisième nuit vit disparaître les dernières communications électriques : les piles donnaient des courants dérisoires, l’induction dynamique semblait abolie, aucun appareil ne produisait plus d’ondes hertziennes. Au matin, les hommes se trouvèrent privés de ce système nerveux qui les unissait « innombrablement » à travers la planète. Le soir, ils s’avérèrent inférieurs aux peuples des vieux âges : la vapeur les abandonnait à son tour. Les alcools, les pétroles et plus encore le bois ou le charbon étaient devenus inertes. Pour produire un peu de feu, il fallait recourir à des produits rares qui, on en avait la certitude, ne tarderaient pas à sombrer dans la mort chimique.

Ainsi, en trois jours, et sans qu’aucun indice décelât les origines de la catastrophe, l’humanité se trouvait réduite à l’impuissance. Elle pouvait encore naviguer à la voile ou à la rame, atteler des chevaux à ses voitures, mais il lui était interdit d’allumer ces feux dont l’ancêtre sauvage goûtait la caresse rouge à l’orée des forêts, dans la plaine profonde ou sur la rive des fleuves.

Chose infiniment énigmatique : la vie se maintenait. L’herbe continuait à croître dans les prairies, le froment dans les emblavures, la feuille au bout des ramuscules ; la bête et l’homme accomplissaient leurs fonctions subtiles ; en somme, la chimie organisée semblait intacte. Pas tout à fait. Une teinte cuivreuse se mêlait aux verdures, la peau humaine se cendrait ; partout, les physiologistes percevaient un ralentissement des fonctions pigmentaires. L’émotivité aussi semblait décroître. Sans doute, une peur continue agitait les créatures, mais les « pulsations » de cette peur se décelaient moins violentes qu’au début. Parce que la menace atteignait tout le monde, elle semblait moins terrifique. On n’éprouvait pas la révolte individuelle, qui est de beaucoup la plus âpre et la plus intolérable. Chez les vieillards, les malades, les débiles, et plus encore chez ceux qui se savaient atteints d’un mal mortel, un sentiment de « revanche » atténuait la détresse. Mais outre ces éléments psychologiques, il y avait de la narcose. Les nerfs perdaient leur sensibilité habituelle : contusions et blessures n’éveillaient que des souffrances sourdes ; l’imagination se trouvait appesantie et appauvrie. Seule l’intelligence déductive ne montrait aucune défaillance. Quant à l’esprit d’observation, ce qu’il perdait en promptitude, il semblait le regagner en précision et en constance.

Le matin du quatrième jour, Langre et Meyral, après un déjeuner sommaire, tenaient conseil dans le laboratoire.

– Le bleu a presque disparu ! murmura le vieillard.

Il était pâle et affligé ; ses yeux perdaient leur fièvre ; une stupeur détendait son masque fervent.

– Rien ne peut plus sauver les hommes, affirma-t-il.

– C’est probable ! acquiesça Meyral. Les chances de salut sont faibles. Toutefois, elles ne sont pas nulles. Cela dépend de ce que j’appellerais la trajectoire du cataclysme. Car je ne crois pas du tout, grand ami, que ces phénomènes soient durables. Ils passeront !

– Quand ? demanda morosément Langre.

– C’est le nœud du problème. Si l’on supposait que les phases sont régulières et comparables, on pourrait passer à la limite.

– Quelle limite ? J’en vois plusieurs ! Car, enfin, toute la lumière et les rayons infra-rouges vont disparaître, ou bien la destruction s’arrêtera… soit au vert… soit au jaune… à l’orangé… au rouge… Autant de limites !

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