Le spectre solaire se désagrège

La limite serait alors la fin de toute radiation et la fin de toute vie supérieure. Je suppose que les mammifères ne résisteraient pas à la disparition du jaune et de l’orangé, même en admettant que la dernière phase fût courte. Il est inutile d’envisager cette éventualité. Mais imaginons que la crise atteigne son maximum quand une partie des rayons jaunes seront éteints et qu’à ce moment commence la réaction ? Il semble évident que plus les phases seront brèves et plus nous aurons chance de survivre. Eh bien ! il a fallu trois jours pour manger le violet, l’indigo et le bleu… Il faudra environ un jour pour faire disparaître le vert. Mettons encore un jour pour entamer le jaune. Dans quarante-huit heures nous atteindrions la limite et, en même temps, la rétrogradation commencerait !

Gérard regardait son compagnon avec pitié :

– Mon pauvre enfant ! Quand tous les calculs humains sont aussi effroyablement bafoués, comment peut-on encore construire des hypothèses ! Il n’y a aucune raison pour que les radiations ne disparaissent pas jusqu’à la dernière !

– J’aperçois pourtant une certaine logique « compensatoire » dans la marche du phénomène : outre que le rouge et l’orangé sont décidément devenus plus intenses, la température est à peu près normale. Ce dernier fait permet une espérance.

– Une si faible espérance ! protesta chagrinement Langre. Certes, cela peut signifier que l’énergie perdue d’une part tend à s’accroître d’autre part, mais cela peut n’être qu’un résidu de transformation ! Car si nous supposons que les radiations d’ordre lumineux sont converties graduellement en énergies inconnues, on doit s’attendre à des réactions… Mais ces réactions ne prouvent aucunement que la conversion n’ira pas jusqu’au bout… Puis, je ne crois pas que l’humanité supporte la disparition, même momentanée, des ondes vertes ! J’ai toujours tenu que c’était une couleur essentielle à la vie. Pour le demeurant, acheva-t-il avec un rire triste, il est possible – en toute autre circonstance je dirais probable – que le phénomène soit transitoire. Les débuts sont trop brusques et son évolution trop rapide pour que notre logique y voie autre chose qu’un immense accident. Mais que vaut ici notre logique ?

Il se tut et se remit au travail. Pendant une demi-heure, ils se livrèrent à de mélancoliques expériences. Puis, Meyral soupira :

– L’accident est-il dû à l’espace interstellaire ?

– Comme simple perturbation de la planète, il me paraîtrait excessif, riposta Langre qui épiait une plaque fluorescente, et comme perturbation solaire, invraisemblable : il faudrait compliquer à l’infini l’influence solaire pour concevoir que l’abolition des ondes supérieures se vérifie exactement de même la nuit et le jour… pour le moindre feu allumé par l’homme et pour la lumière des étoiles. J’incline à admettre que la catastrophe est d’origine interstellaire.

– Elle influencerait alors le soleil et, dans ce cas aussi, on devrait découvrir des différences entre l’action diurne et l’action nocturne ?

– Mais des différences incomparablement moins grandes que si le soleil agissait seul. N’importe, il est nécessaire que nous les recherchions. Peut-être une lecture attentive de notre journal d’expériences nous en révèlerait quelques-unes… Alors…

Un peu de cet enthousiasme amer, qui l’avait soutenu contre les spoliations et les dénis de justice, houla sur son visage.

– Pauvre vieux maniaque ! grommela-t-il, en se frappant ironiquement la poitrine. Misérable machine à rêves ! L’humanité va périr, et toi !…

Une affliction frileuse fit frémir ses épaules.

– Je n’en puis plus ! gémit-il. Groupons-nous. Unissons nos petites vies, avant de sombrer dans le brouillard sans forme.

Meyral l’écoutait avec une compassion immense, qui se déversait sur sa propre personne.

– Oui, répondit-il, il faut vivre ensemble ; il ne faut plus vous séparer des vôtres… fût-ce pendant une heure. C’est impie !

– Catherine ! cria le vieillard.

La sinistre servante apparut. Dans la lumière cuivreuse, elle montrait un visage où l’épouvante avait creusé des trous et des rides. Ses prunelles se dilataient comme des prunelles de chat au crépuscule :

– Dites à Mme Vérannes que nous l’attendons ici avec les enfants, ainsi que Berthe et Césarine, fit le vieux savant d’un ton amical. Vous-même resterez avec nous si vous le préférez…

– Oh ! oui, Monsieur, bien sûr que je le préfère ! s’exclama-t-elle.

L’instinct de troupeau se manifestait dans le geste des bras projetés vers son maître : elle avait confiance non seulement dans ce vieillard, dont elle prisait l’âme farouche et fidèle, mais encore dans les instruments énigmatiques assemblés sur les tables et contre les murailles.

– Il n’y a pas de lettres ? demanda-t-il… ni journaux ?

– Ni lettres, ni journaux ; Monsieur sait que je les lui aurais apportés.

– Hélas !

– Y aura peut-être un journal à midi… comme hier.

Quelques instants plus tard, Sabine parut avec les enfants et la femme de chambre. Césarine suivait à pas furtifs. La lueur rougeâtre dissimulait mal la pâleur des visages, mais les enfants ne montraient aucune tristesse : quelque langueur, toutefois, ralentissait leurs gestes.

Share on Twitter Share on Facebook