Le mystère des préférences

Tandis que l’auto les emporte, Langre songe à ce méchant mariage qui aggrave ses mélancolies. Il a toujours blâmé le choix de sa fille et le juge incompréhensible. Pourquoi a-t-elle préféré ce personnage taciturne et hypocondriaque à tant d’autres ? Pierre Vérannes est sans grâce, de caractère intraitable, d’humeur brutale, et son intelligence ne dépasse guère celle du troupeau.

– Le mystère des préférences ! soupirait le père.

Ce n’est pas le mystère des préférences. Dans la claire Sabine, rien ne s’ajuste aux qualités ni aux défauts de Vérannes. Elle n’aime pas sa structure. Surtout elle ne l’a point choisi. C’est lui qui l’a voulue, avec une énergie sauvage, avec une opiniâtreté intolérable. Pour la conquérir, il a su réfréner sa grossière impatience, dompter ses frénésies et dissimuler sa rudesse. Il n’a montré que sa tristesse. Humble et sombre, il parut un grand drame humain, il apporta l’infini de l’inquiétude, le sacrifice et cet air de vouloir mourir qui bouleverse les femmes. La brièveté des entrevues, leur allure craintive et furtive, loin de le desservir, lui furent salutaires ; elles permettaient une extrême densité d’émotion, elles dissimulaient les maladresses, les fissures, la lie des âmes, elles arrangeaient les paroles incomplètes et donnaient un sens subtil ou mystérieux aux jeux du visage… Il eut encore pour lui l’enfance de Sabine et les vicissitudes. Elle connaissait trop, par la vie ravagée du père, l’histoire des souffrances injustes, la légende des grandeurs méconnues. Les traits de l’homme, son accent, ses gestes, sa manière haletante, les pâleurs ardentes de la jalousie correspondaient étrangement à cette légende. Sabine était saisie jusqu’au tremblement par la pensée qu’elle agirait avec Pierre comme la société avec Langre…

Son âme pathétique subit le drame ; l’illusion fut totale, car elle aima Vérannes. Elle ne l’aima pas comme elle eût aimé un homme mieux nuancé et plus adapté à sa nature, mais enfin elle l’aima. Le sort social est aussi restreint que complexe. Ceux qui furent construits les uns pour les autres se frôlent dans la rue, au théâtre et dans les salons, mais, si proches, sont à des distances incommensurables – ou plutôt, des isolateurs subtils les séparent. Par suite, les choix sont falsifiés. Une obscure fortune les détermine où notre action propre est négligeable… Sabine subit Vérannes parce que les combinaisons de l’heure, des rencontres et des coïncidences l’avaient décidé.

Ensuite, elle paya. Enchaînée, rudoyée de jalousie, asphyxiée d’inquiétude, elle vécut la vie rongeuse des femmes autour desquelles rôde le soupçon. Parce que son compagnon l’aimait, elle devint une petite créature tremblante, qui n’avait de sécurité ni le jour ni la nuit, ni parmi les autres, ni dans le petit désert du foyer, ni dans la caresse, ni dans le travail. Dans le vaste monde et dans le monde intime, rien qui ne fût un danger. Un mot comme un silence, un geste comme une lecture, une étoile comme la lueur d’une lampe, tout excitait le fauve. Tel jour, chaque minute suggérait la paix, la sérénité et la confiance. On ne s’était pas quitté. On n’avait vu personne. Les pas ne dépassaient pas le jardin – le soir rouge se mouvait délicieusement dans la nuit noire… Et tout de même le soupçon naissait, telle une petite flamme au bout d’un brin d’herbe ; il croissait, il prenait toute l’âme de Pierre, il la remplissait de chocs odieux et sinistres…

Deux enfants étaient venus, qui n’avaient pu guérir le sombre homme. Quoiqu’il ne fût guère perspicace, en dehors de ses cornues, de ses microscopes ou de ses bobines, Langre finit par connaître la misère de sa fille. Quand elle vit qu’il savait, elle dissimula avec moins de courage. Il intervenait par intermittences ; Vérannes craignait ce grand vieillard, dont il connaissait confusément la valeur et dont l’amère éloquence l’hypnotisait.

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