À l’assaut du pavillon

À la gauche du pavillon, une fusillade nourrie crépita ; les assiégeants répondirent par une rafale de balles – et le chariot continuait sa marche lente. Gêné par le tir de Castelin, de Bouveroy et de Meyral, il avait obliqué, à l’abri d’un bouquet de jeunes hêtres. Il reparut bientôt vers la droite où, protégé par un feu violent des carnivores, il cheminait avec plus d’aisance. Ceux qui le poussaient demeuraient invisibles.

– Aux roues ! répétait Georges.

Les roues avaient dû être atteintes, mais leur fonctionnement n’en était point troublé. À la longue, le chariot se trouva à cent mètres des tranchées.

– Les grenades au commandement ! clama Langre, tandis que la voiture débouchait sur un espace découvert.

Elle avançait plus vite. Meyral darda sur la gauche la lueur de plusieurs phares, ce qui guida la fusillade et détermina une embardée du véhicule :

– Ils y arrivent ! dit le jeune homme à l’oreille de Langre.

La clameur des carnivores devint triomphale. Sidérés par l’approche de la péripétie, les défenseurs du pavillon haletaient. Une fois de plus, les lueurs disparurent ; Meyral chercha un commutateur et le tourna d’une main nerveuse. Alors, des flammes livides jaillirent du sol, une explosion secoua la forêt, la terre trembla et se fendit, des fumerolles s’élevèrent, et le chariot croula dans les ténèbres…

– Vivent les sorciers ! hurlaient des voix stridentes, tandis que trois ombres éclopées sautelaient sur le terreau : une seule parvint à fuir ; Castelin et Bouveroy abattirent les deux autres.

Le chariot brûlait. La flamme, d’abord rampante, au sein des vortex de fumée, s’élançait par lames d’écarlate, par dentelures de cuivre, par lourdes ondes de pourpre ; elle projetait dans les futaies et sur le pavillon sa vie formidable, puisée au fond mystérieux des forces, dans les abîmes du monde créateur, dans l’enfer insondable des atomes… Un tonnerre la crevassa ; des hêtres craquèrent ; le chariot se répandit en miettes étincelantes, jusqu’à la cime des ramures et les vitres de l’habitation s’effondrèrent :

– Les bombes qui nous étaient destinées ! fit Gérard.

L’événement bouleversait jusqu’au tréfonds l’âme des paysans ; la foi était en eux, qui les remplissait de bravoure, qui les asservissait à la volonté de Langre et de Meyral.

Les carnivores regardaient, aux lueurs de l’incendie, le pavillon pâle et les jardins roussis : d’obscures légendes germaient dans leurs crânes et les terrorisaient… Puis, en un sursaut de rage, une rage qui naissait de l’impression physique des pertes subies, ils exhalèrent un gémissement fantastique, où se confondaient la douleur et l’exaltation, la voix de l’homme et la voix de la bête.

Ce fut comme le déchaînement de la mer… Cent hommes frénétiques se ruaient à l’assaut du pavillon…

– Feu ! avait clamé Langre.

Meyral tirait sans arrêt ; dans la masse, chacun de ses coups portait ; Castelin, Bouveroy, tous les hommes valides accéléraient la fusillade. Mais l’élan des carnivores parut invincible. On voyait, à la lueur des phares, le déferlement des faces, les yeux fluorescents, les bouches hurlantes. Une fatalité obscure menait ces hommes.

– Préparez les grenades !

Des fumées ardentes jaillirent de la terre ; douze à quinze hommes furent projetés avec l’humus, les racines et les plantes ; les autres bondissaient comme des loups, des sangliers ou des léopards ; l’un d’eux mugit :

– À l’assaut !

Ce fut la minute de la vie et de la mort. Le feu des défenseurs s’accroissait encore ; la cloche du pavillon se mit à tinter, lentement d’abord, comme un glas, puis à grandes coupetées. Déjà les plus raides des assaillants arrivaient à dix mètres des retranchements…

– Lancez les grenades !

Les gars de Collimarre s’étaient dressés ; l’un d’eux, avec un han, fit tournoyer son bras et lança une première grenade ; plusieurs autres suivirent qui traçaient des paraboles lumineuses ; toutes, éclatant avec un bruit aigu, crevaient les poitrines, ouvraient les ventres, broyaient les os, emportaient des lambeaux de chair et des fragments de membres. Des plaintes épouvantables s’élevèrent, la terreur ralentit l’élan des carnivores. Mais l’arrière-garde, moins surprise et qui comprenait mal, continuait à bondir. Dès qu’elle vint à portée, les grenades la sillonnèrent : elles emportaient des rangées d’hommes ; on vit des crânes rouler sur le sol comme des boulets ; et les coupetées de la cloche, les rais aveuglants des fanaux rendaient la scène plus sinistre :

– À l’assaut ! À l’assaut ! répétaient des voix démentes.

Les futaies crépitèrent ; une fusillade sortit des pénombres sylvestres, tandis que la grande voix de Franières retentissait comme un mugissement de taureau.

Et ce fut la panique. Une clameur surhumaine, des rauquements d’épouvante, de longues plaintes poussées par les femmes, les enfants et les animaux laissés à l’arrière – et les carnivores s’éparpillèrent.

– Faut-il poursuivre ? demanda Meyral.

Langre ne réfléchit qu’une minute. L’âme collective était en lui, qui lui dérobait le péril :

– Il le faut ! dit-il.

Bientôt, les groupes de Collimarre et les habitants du pavillon sortaient en masse. Pour rendre la poursuite plus émouvante, des hommes soufflaient dans des trompes ou des clairons décrochés aux murailles ; une musique rauque et folle.

Mais la course était lente, quoiqu’on eût hissé les blessés et les enfants sur des chevaux et des bœufs. Toutefois, on rattrapa quelques traînards éclopés, que les paysans fusillèrent sans miséricorde. Ensuite, on découvrit des hommes, des femmes, des enfants et des bêtes qui se roulaient sur le sol, pris du mal qui avait tué la paysanne de Rougues.

D’ailleurs, un événement considérable hypnotisait les âmes : le village était proche. On apercevait des feux épars, le grouillement d’une multitude.

– Halte ! cria Meyral. Et silence.

Il monta sur une manière de tertre et, à l’aide de sa lunette marine, scruta l’étendue. Dès la première minute, il constata que la défense du village était acharnée. Si les agresseurs avaient pu s’emparer de deux fermes solitaires, à l’extrême sud, les retranchements tenaient bon et les assauts avaient été énergiquement repoussés. L’attaque actuelle manquait de vigueur et de consistance : une diversion propice jetterait sans doute le désordre et le découragement parmi les carnivores… On pouvait approcher à couvert, vers l’orient, et attaquer l’adversaire du haut d’une crête.

Quand il eut examiné à fond les positions des adversaires, Meyral descendit du tertre et, attirant Langre à l’écart, il lui exposa son plan.

Gérard l’adopta résolument. Il vivait dans un rêve lucide, qui élargissait toujours davantage le sens de la personnalité ; la peur était abolie ; le péril devenait une sorte d’abstraction. Cet état d’âme, qui n’excluait pas la prudence, se retrouvait dans tous les groupes.

Quand Langre donna ses ordres, il ne rencontra aucune hésitation ; les hommes se mirent en marche avec une sérénité fataliste. Ils atteignirent la crête sans rencontrer d’obstacles : toute l’attention des carnivores se concentrait sur le village. Leurs bêtes, même, lasses de tant d’alertes, affolées par les incohérences de la bataille, ne manifestaient qu’une inquiétude incertaine ; les vaincus de la forêt avaient obliqué vers le nord. Le désordre prédominait. Pourtant, ces hordes farouches pratiquaient certaines tactiques ou certaines ruses, mais leur expérience était courte et l’instinct les conduisait plutôt que l’intelligence.

Share on Twitter Share on Facebook