Les « carnivores » contre les « sorciers »

On discernait maintenant une horde d’hommes, de femmes, d’enfants, de bétail, de chiens, d’oiseaux, de rongeurs. En tête marchait Jacques Franières, personnage athlétique, dont le buste en baril reposait sur des pattes de rhinocéros.

– Qué nouvelles ? demanda le jardinier.

– La campagne est envahie. Roche et Vanesse sont enveloppés, riposta Franières. Nous n’avons eu que le temps de fuir.

– Y en a plus de mille ! gémit lamentablement un individu blême.

– Les a-t-on attaqués ?

– Pas encore… les brigands se tiennent à distance.

Des détonations lointaines interrompirent le paysan. D’abord faibles et intermittentes, elles devinrent furieuses.

– C’est le village ! dit Franières, l’oreille tendue.

Un long frémissement passa dans les groupes ; les bêtes même haletaient, subitement pénétrées par la terreur des hommes ; un immense désespoir planait.

– Organisons la défense ! fit Langre.

Sa voix était impérieuse ; elle empruntait à la circonstance, une force tragique et les rustres en subissaient l’ascendant.

Il reprit, après une pause :

– Il faut cacher les femmes et les enfants. Il faut aussi cacher les animaux ; ils sont trop faciles à atteindre : leur mort nous affaiblirait dangereusement et menacerait nos existences.

– Y manque pas de caves, heureusement ! fit le père Castelin.

– Les hommes se dissimuleront derrière les barrières, les murailles et les retranchements, poursuivit Langre. Où sont les bons tireurs ?

Jacques Franières et trois autres hommes s’avancèrent. D’autre part, le jardinier avait braconné ; Meyral s’était passionnément exercé au tir pendant son adolescence.

– Il faudrait un détachement dans la champignonnière, dit Georges.

Les rustres s’entre-regardèrent indécis. Tous désiraient rester auprès des « sorciers ».

– Il le faut ! reprit le jeune homme.

Jacques se décida :

– Ce sera nous, dit-il. Qu’est-ce qu’y faudra faire ?

– Vous dissimuler d’abord avec soin et ne pas bouger… Vous connaissez l’endroit ; il vous sera facile de demeurer invisibles… jusqu’au signal.

– Quel signal ?

– Quand la cloche du pavillon se mettra à sonner, vous ferez une attaque à coups de fusil… sans quitter le couvert. Si la cloche ne fonctionnait plus… je la remplacerais par une sonnerie de trompe.

Le groupe de Franières écoutait peureusement.

– Vous ne courrez pas plus de danger que nous, intervint presque rudement Langre… Au contraire ! Nous avons tous intérêt à vous exposer le moins possible.

Ces paroles du « vieux sorcier », le plus redoutable aux yeux des paysans, furent décisives : le groupe se dirigea vers la champignonnière.

Un silence morne succéda à ce départ, la forêt même parut plus immobile : la brise s’était éteinte ; un vaste nimbus couvrait la lune et ne laissait filtrer qu’une lueur chétive, des vapeurs pâles flottaient parmi les ramures ; on discernait de rares étoiles au fond de citernes creusées dans les nuages.

Cependant, on abrita les bêtes, les femmes et les enfants. Guidés par Langre, Meyral et le jardinier, les tireurs avaient choisi leurs postes. Les munitions ne manquaient point, ni les armes. Outre les fusils apportés par les paysans, le pavillon contenait tout un attirail de revolvers, de carabines, de pistolets et de cartouches. On distribua aux mauvais tireurs les armes inférieures et les munitions suspectes. Langre et Meyral disposèrent des pétards qui devaient corser la fusillade ; ils tenaient prêtes aussi des grenades qu’ils avaient fabriquées eux-mêmes et qu’on devait lancer à la main, au cas où les ennemis tenteraient un assaut. Mais les ennemis viendraient-ils ? La forêt, où pouvaient se dissimuler tant d’embûches, et qui offrait si peu de ressources, ne devait guère tenter les bandes carnivores.

Une heure se passa. Rien ne décelait un danger prochain, encore que les chiens, les oiseaux et le bétail montrassent de l’agitation : mais cette agitation pouvait être attribuée à l’inquiétude des hommes qui se propageait fatalement aux frères inférieurs.

L’attaque du village passait par des péripéties que signalaient les pulsations de la fusillade.

– La défense est énergique, remarqua Langre, qui examinait avec Georges un jeu de commutateurs, disposé à l’arrière du pavillon.

– C’est une chance pour nous.

Depuis un moment, l’agitation des animaux devenait tumultueuse. Les chiens grondaient ou poussaient de brusques abois ; les chevaux montraient cette surexcitation qui leur est particulière ; les oiseaux voletaient éperdument ; deux hiboux faisaient entendre des plaintes fantastiques ; les coqs chantaient… Puis, les chiens hurlèrent tous ensemble et les chevaux hennirent.

– Ils arrivent ! cria un adolescent hagard en brandissant un vieux revolver.

L’épouvante se répandit subitement d’âme en âme. Mais Langre dit, avec une gravité imposante :

– Le courage nous sauvera !

Dans cette foule, que la force mystérieuse rendait cent fois plus hypnotisable que les foules normales, une confiance impérieuse succéda à la terreur.

– Chacun à son poste, continua le vieillard. Vous n’ouvrirez pas le feu avant que je n’en aie donné l’ordre.

Les lumières s’éteignirent une à une : le pavillon et ses jardins ne reçurent plus que la lueur changeante du ciel ; les hommes occupèrent les positions qui leur avaient été assignées. Armés de fusils à longue portée, Meyral et Langre demeurèrent dans le pavillon, à proximité des appareils. La détresse était comme reléguée au tréfonds de l’inconscient. Les deux hommes concevaient, mieux que par l’intelligence – par tout leur instinct et par tout leur sentiment – que l’émotion devait être abolie. Et pendant l’attente, ils prenaient les mesures suprêmes.

On commençait à percevoir des voix sourdes, des grondements de bêtes, des piétinements. Cela venait de l’ouest, mais à mesure, la rumeur se propageait au nord et au sud. Meyral discerna le premier des silhouettes humaines. Elles avançaient avec lenteur, incertaines et prudentes. Elles se multipliaient. Bientôt on en compta une cinquantaine, vite renforcées par d’autres qui arrivaient obliquement. À l’arrière, on entrevoyait à l’œil nu et on apercevait distinctement, à travers la lunette, des profils d’animaux.

Soudain les éclaireurs s’arrêtèrent, et leur arrêt détermina progressivement l’arrêt de tous ceux qui suivaient :

– Ils aperçoivent le pavillon, fit Meyral.

L’arrêt dura plusieurs minutes. Puis un enveloppement lent commença. Continuellement, les individus venus de l’arrière s’écoulaient vers la droite et vers la gauche. Ce mouvement, net pour Langre et Meyral, demeurait assez vague pour les autres hôtes du pavillon, moins bien postés et qui ne voyaient qu’à l’œil nu.

– Ne vaudrait-il pas mieux ouvrir le feu maintenant ? grommela Langre… La surprise pourrait déterminer une panique.

– Sans doute, répondit Meyral. Mais outre qu’il serait regrettable de tuer sans provocation décisive, une panique peut être suivie d’une réaction.

– Comme tu voudras, mon fils ! répondit le vieillard. Je partage tes scrupules… Mais ils deviendraient blâmables, s’ils compromettaient la sûreté des nôtres.

Il s’interrompit, il dirigea sa lunette vers le sud, où se formait un rassemblement compact. Soudain, ce rassemblement se porta vers le pavillon ; puis une colonne déboucha au nord, appuyée par deux groupes à l’ouest. Meyral et Langre les regardaient venir, tout pâles.

– Pour la Vie ou la Mort ! chuchota Gérard.

Meyral détacha son fusil, tandis que le vieillard tournait rapidement des commutateurs. Des fanaux dardèrent leurs rais électriques. Surprises par ces lueurs brusques, les masses ennemies s’arrêtaient ou tourbillonnaient. Des détonations crépitèrent : elles ne pouvaient atteindre personne.

– Feu ! ordonna Meyral.

Une salve retentit dans les futaies profondes. Quatre ou cinq assaillants tombèrent. Les autres s’abritèrent derrière les arbres et les buissons :

– Cessez le feu !

Les fanaux s’éteignirent ; un silence noir, que les animaux mêmes n’interrompaient point, pesa sur le site. À peine si l’on percevait, dans la direction de Roche, le bruit d’une fusillade expirante. Ce silence dura plusieurs minutes. Puis des ordres mystérieux circulèrent, la forêt s’illumina de la déflagration des poudres.

– Couchez-vous ! Couchez-vous ! clamait Georges, lui-même abrité derrière une cloison épaisse…

Les fanaux se rallumèrent. Leur lueur aiguë dénonçait les embûches et les défenseurs du pavillon ne tiraient que par intermittence, d’autant plus invisibles que l’éclat des fanaux, distants des retranchements, aveuglait et trompait les agresseurs. Parfois, un cri sauvage, une plainte retentissante décelaient des blessures ou une agonie ; parfois aussi, une clameur unanime accusait la fureur des assiégeants. Jusqu’alors, aucun homme de Collimarre n’était atteint.

Meyral avait d’abord hésité à commettre l’homicide, mais les péripéties du combat, l’hypnose du péril, les sentiments solidaires dispersaient ses scrupules. Favorisé par la position, par la manœuvre des fanaux et par son adresse naturelle, il avait abattu plusieurs adversaires. Le vieux jardinier comptait trois victimes ; quatre tireurs se montraient redoutables. Morts et blessures retentissaient physiquement sur les groupes carnivores ; elles causaient des douleurs ardentes et une sorte d’ivresse sombre qui s’exhalait en hurlements…

Il y eut une trêve. Les carnivores s’immobilisaient derrière les arbres ou dans les buissons.

– Quelque chose se prépare ! murmura Meyral.

Il éteignit les fanaux ; sous les nuages épaissis, les ténèbres tombèrent comme un bloc ; la brise tirait des cimes un bruit de sources…

Bientôt, le sentiment d’un danger nouveau fit courir à travers les groupes un frisson collectif, qui, peu à peu, devenait intolérable.

Un des fanaux se ralluma et se mit à tourner, lentement. Sa lueur violette pénétrait à travers les ombres comme un faisceau de glaives. Et l’on put voir, au nord, un chariot dételé qui s’avançait, chargé de fourrage et de feuilles, il roulait pesamment, mû par une force invisible. Tout de suites Langre et Meyral devinèrent : les carnivores allaient tenter de faire sauter le pavillon.

La manœuvre devait leur être assez familière, puisqu’ils la pratiquaient en forêt : elle convenait d’ailleurs aux habitations solitaires. Graduellement, l’attention des assiégés se fixait sur cette machine énigmatique. Elle n’inquiéta guère d’abord, puis, des souvenirs se levant dans les crânes, quelques tireurs commencèrent à comprendre. Un frisson se propagea de proche en proche.

– Castelin et Bouveroy, tirez sur le flanc et dans les roues ! recommanda Meyral.

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