Ils ont tout tué… nous allons mourir !

Aucun doute possible : le hameau de Rougues était attaqué par les carnivores. L’intensité de la fusillade révélait la multitude des assaillants.

– On ne peut pas les laisser massacrer ainsi ! reprit le jeune homme. Il faut tenter quelque chose…

Toute la maison était éveillée, même les petits enfants.

– Ce sera inutile, remarqua Gérard. Il est certainement trop tard.

Comme pour confirmer ces paroles, la fusillade après quelques sursauts venait de s’éteindre. La forêt retomba dans son rêve.

– Le drame est terminé ! murmura Langre.

– Mais comment ?

– Par la défaite du hameau.

– Est-ce sûr ? Et même en ce cas, devons-nous rester inactifs ? demanda Meyral. Notre propre sécurité exige une reconnaissance.

– Je n’y verrais rien à redire, reprit Gérard. Seulement, une reconnaissance, c’est l’abandon complet du pavillon. Aucun de nous ne saurait franchir solitairement trois kilomètres, ni même deux.

– Essayons. J’irai en éclaireur. Le jardinier et son chien formeront un relais qui facilitera mes mouvements. Certes, je ne pourrai atteindre Rougues et je ne le tenterai point : ce serait risquer le sort de tout le groupe !

Deux minutes plus tard, Meyral se dirigeait vers le hameau, avec le jardinier et son molosse. La marche fut relativement facile d’abord ; elle devint difficile à cinq cents mètres du pavillon, douloureuse ensuite. Le jardinier s’arrêta au kilomètre, baigné de sueur ; Meyral continua sa route avec des palpitations et des étouffements ; mille liens le tiraient en arrière, avec tant de force, qu’il ne franchissait pas plus de deux mètres par minute. À quinze cents mètres, il s’arrêta, épuisé : la tête bourdonnait, déchirée par la migraine.

– J’aurai du moins fait mon devoir !

Malgré les énergies qui le repoussaient vers la maisons, il attendit dix minutes, l’oreille tendue. À la fin, il crut entendre des pas. Bientôt, il en fut sûr…

Deux hommes et une femme accouraient dans la lueur cendreuse.

« Ils courent ! Comment peuvent-ils courir ? » se demandait Georges abasourdi, car il les imaginait reliés à un groupe.

Bientôt, ils furent proches. Dans le clair de la lune, apparue par une trouée des nues, Meyral discerna deux individus d’âge mûr, au poil de sanglier, dont l’un rappelait confusément le roi Louis XI. La femme, plus jeune, avait le visage fou et funèbre.

Ils reconnurent Meyral et se mirent à pousser des plaintes rauques :

– Ils ont tout tué… tout tué ! criait la femme. Et nous allons mourir !

Les hommes, à leur tour, clamaient plus fort ; leurs prunelles se dilataient comme des prunelles de chat ; un rictus dément retroussait leurs lèvres ; on devinait que leurs organismes étaient détraqués par la rupture du groupe.

– Tâchez de me suivre ! dit-il.

Tous quatre se mirent à courir vers le pavillon : la course semblait une sorte de calmant pour les fugitifs de Rougues ; elle était un délice pour Meyral. On retrouva le jardinier qui, sans poser de vaines questions, se joignit au groupe, et le pavillon parut.

On mena les fugitifs dans la pièce qui servait de salon. Leurs faces semblaient plus hagardes, leur rictus s’accentuait ; il leur était impossible de demeurer en place : un des hommes allait de long en large près des murailles, un autre marchait autour d’une table ; la femme piétinait, avec des ressauts soudains, et leurs yeux décelaient une intolérable épouvante. De leur récit, haché, balbutié, chaotique, il ressortait qu’une troupe nombreuse avait attaqué Rougues à l’improviste. Avant que les habitants eussent pu se reconnaître, les étables et les huttes à porcs avaient été démolies, les animaux tués ou blessés à coups de hache. Attirés par le bruit et plus encore par les liens qui les rattachaient aux bêtes, les gens de Rougues s’étaient précipités dehors. On les avait accueillis par une fusillade nourrie. Les assaillants, d’abord massés autour des maisons, s’étaient rapidement égaillés. Ceux de Rougues avaient essayé de répondre. Mais la surprise, et une bravoure insolite, une bravoure de groupe, vertigineuse, les précipitait tous ensemble à l’assaut des ennemis. Leurs pertes, loin de les intimider, les rendaient enragés : tous, même les femmes et les enfants, continuaient leur course hasardeuse, dans l’espérance d’atteindre et de massacrer les assassins. Ceux-ci continuaient leurs salves. Ils abattirent ainsi les trois quarts des assiégés. Alors, à l’exaltation succéda, chez les survivants, une fièvre épouvantée : ils fuyaient pêle-mêle, au hasard, en reprenant plusieurs fois les mêmes circuits : les assaillants les exterminèrent comme des biches dans une clairière.

– N’avaient-ils donc pas d’animaux avec eux ? demanda Langre.

– Ils en avaient ! répondit le plus âgé des fugitifs, qui se nommait Pierre Roussard. Nous les avons vus, mais on les maintenait à distance.

La femme poussa un hurlement, leva ses deux bras comme pour se raccrocher à quelque chose et tomba d’un bloc.

Elle ne remuait plus ; elle était roide, les membres étendus… Sa chute entraîna mystérieusement celle de ses compagnons ; mais tandis que Pierre Roussard croulait dans un fauteuil, l’autre s’affaissait graduellement dans une encoignure.

Une aura d’épouvante passa sur les âmes. Pendant une minute, Meyral et Langre demeurèrent paralysés. Ce fut Sabine qui se pencha sur la femme et tenta de la ranimer.

– Elle est morte ! chuchota Georges.

Le cœur ne battait plus ; un miroir, posé contre la bouche, ne décela aucune vapeur. Quant aux hommes, ils étaient évanouis.

– C’est la rupture du groupe qui l’a tuée, remarqua mélancoliquement Gérard… et eux…

Il n’acheva pas, une stupeur funèbre dilatait ses prunelles ; les tressaillements de la forêt évoquèrent des périls plus hideux que ceux des siècles où l’ours et le loup dévoraient le voyageur solitaire…

Depuis quelques instants, le chien donnait des signes d’inquiétude. Dehors, les poules gloussèrent ; des pigeons et des passereaux voletaient dans le clair des nuages… La nervosité des bêtes se communiquait aux hommes ; on percevait fluidiquement l’approche de quelque chose.

Cette impression s’accrut. Bientôt, il fut évident que des êtres vivants se dirigeaient vers le pavillon. Le chien tantôt grondait, tantôt flairait fiévreusement les pénombres… Enfin, on commença d’entendre une rumeur sourde. Meyral, Gérard et le jardinier se hâtèrent de fermer les issues tout autour du pavillon et s’armèrent…

À travers les futaies, des formes humaines se profilaient :

– Qui vive ! clama Georges.

– Des amis ! répondit une voix claironnante. Nous sommes ceux de Collimarre.

– C’est Jacques Franières, fit le jardinier. Què qui leur arrive ?

– Par ici ! cria Meyral.

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