LE FÉLIN GÉANT

Trois jours passèrent : les lions n’avaient pas reparu et les éléphants-ancêtres s’étaient perdus à l’aval du fleuve. Sous l’effrayant soleil et les vapeurs nocturnes, tant d’herbes et d’arbustes écrasés refaisaient leur chair verte : une vie inépuisable, plus forte que toute la faim des herbivores, jaillissait de l’humus et s’épanchait sur l’eau des havres. La proie était si abondante qu’Aoûn n’avait chaque jour qu’à lancer une sagaie ou à darder le harpon, pour assurer la subsistance. Naoh était en lui, qui lui défendait de tuer plus qu’il ne faut au ventre de l’homme.

Longtemps les frissons et le délire du compagnon avaient assombri Aoûn. Mais les plaies se cicatrisaient et la lueur verte quittait les prunelles du malade. Le quatrième jour, ils furent joyeux. L’ombre des lianes et des palmiers versait une fraîcheur douce. Assis à l’entrée de l’abri, l’Oulhamr et l’Homme-sans-Épaules goûtaient le repos immense et la volupté de l’abondance ; la vie des bêtes les émouvait, comme un signe qu’ils ne connaîtraient pas la famine et parce qu’il y a du plaisir à voir la force du monde. Des hérons pourpres s’abattaient sur les macres, deux cigognes noires s’élevaient sur l’autre rive, un marabout sautillait d’étrange et incohérente manière, et l’on voyait pendre les pattes d’un vol de grues à tête jaune, tandis que des sarcidiornis aux épais caroncules et des ibis carminés cherchaient aventure parmi les lotus.

Émergé de la vase, un python déroula sur la rive un corps lisse, aussi gros que le corps d’un homme et cinq fois plus long. Les nomades considéraient avec dégoût cette bête équivoque, ignorée des Oulhamr. Quoiqu’elle puisse atteindre la vitesse d’un sanglier, elle allait lourdement, au hasard, encore engourdie et adaptée à la nuit plutôt qu’au jour.

Aoûn et Zoûhr s’étaient réfugiés dans la hutte de lianes. Aucun souvenir ne leur permettait d’évaluer la force du reptile, ni si ses dents recelaient un poison comme celui des serpents rencontrés dans les terres occidentales. Il pouvait être aussi fort que les tigres, aussi venimeux que les vipères.

Peu à peu, il se rapprochait de l’enceinte. Aoûn, tenant prêtes sa massue et une sagaie, ne songeait pas à pousser son cri de guerre. Dans les grands fauves, il sentait une vie qui ressemblait à la sienne, mais ce long torse gluant et sans membres, cette tête trop petite, ces yeux immobiles, lui étaient plus étrangers que des larves ou des vers de terre.

Quand le python fut près du refuge, il se dressa et ouvrit sa gueule aux mâchoires plates.

« Faut-il frapper maintenant ? » demanda le fils de l’Urus.

Zoûhr hésita ; les Hommes-sans-Épaules tuaient les serpents de leur pays en écrasant les crânes, mais qu’étaient les serpents de là-bas devant ce monstre immense ?

« Zoûhr ne sait pas ! dit-il. Il ne frapperait pas avant que la bête attaque la hutte. »

La tête toucha les lianes et chercha à pénétrer par une ouverture. Aoûn piqua la mâchoire de la pointe d’une sagaie. Le python rebondit avec un long sifflement, se tordit de vertigineuse manière et repartit vers le fleuve. Dans ce moment, un jeune saïga traversait la plaine. Soit qu’il l’eût aperçu, soit qu’il cédât à sa nature indolente, le reptile s’immobilisa. Le saïga dressa son chanfrein bossu ; l’odeur des hommes l’inquiéta et l’éloigna du refuge. Alors seulement il aperçut le python : saisi d’un tremblement, ses yeux fixés sur les yeux froids, il demeura paralysé. Ce fut bref. Déjà il prenait du champ. Mais ce long corps mou s’élançait avec la rapidité d’une panthère. Le saïga se buta à une pierre, trébucha et fut culbuté par l’attaque du reptile. Il se releva avant d’être enveloppé et prit sa course au hasard : elle le mena au bord d’une crique où la bête sinueuse lui barra le passage.

Grelottant, le saïga considéra l’étendue. La vie était là, la vie des herbes, la vie à travers laquelle il projetait si joyeusement son corps agile. Deux bonds heureux, il était sauvé. Il tenta de passer entre la rive et le serpent, puis, désespéré, il franchit l’obstacle. Un coup énorme le frappa, la queue du python s’enroula autour du torse haletant, et l’herbivore, sentant venir la mort, poussa un chevrotement funèbre. Un instant encore, la créature gracieuse se débattit contre les longs muscles glacés, puis le râle succéda à la plainte et, penchant la tête, la gueule ouverte, la langue pendante, le vaincu exhala son souffle.

Cette scène éveillait en Aoûn des haines étranges. Un léopard, des loups, un machairodus eussent pu tuer le saïga sans que l’Oulhamr s’en émût, mais la victoire de cette bête froide semblait atteindre les hommes mêmes. Deux fois, le guerrier se baissa pour sortir du refuge ; Zoûhr le retenait.

« Le fils de l’Urus a de la viande en abondance. Que deviendrons-nous s’il est blessé à son tour ? »

Aoûn avait cédé ; sa propre colère lui demeurait incompréhensible ; elle était en lui comme la chaleur d’une plaie. Et que savait-il de la force du grand serpent ? Un coup de sa queue avait renversé le saïga et renverserait sûrement un homme.

Cependant, il demeura sombre et la hutte de lianes lui devint insupportable :

« Aoûn et Zoûhr ne peuvent vivre ici ! » dit-il, lorsque le python eut emporté sa proie derrière les roseaux. « Les Oulhamr ont besoin d’une caverne.

– Zoûhr se lèvera bientôt ! »

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