LES HOMMES ET LA BÊTE ROUGE

Après la victoire du machairodus, Aoûn et Zoûhr remirent des branches sur le feu. Puis Aoûn se coucha sous la garde de son compagnon. Le péril s’était éloigné ; ce cercle de gueules qui menaçait les hommes se pressait maintenant autour du rhinocéros. Zoûhr put voir les étoiles qui, naguère, touchaient la cime des ébéniers, descendre vers le fleuve. Plus craintif qu’Aoûn, il se sentait étrangement enveloppé par l’inconnu de cette terre nouvelle où le fauve, dont la taille dépassait à peine celle du léopard, détruisait les grands pachydermes.

Longtemps, le vainqueur dévora. Par caprice, par goût ou par suite d’une habitude héréditaire, il déchirait le cuir en tous sens, ne s’attardant guère à la même place. Les bêtes les plus faibles, chacals et chats viverrins, se glissaient sur les ouvertures abandonnées sans que le machairodus y prît garde, mais il grondait lorsque les dhôles, les loups, surtout les hyènes, resserraient trop leur cercle.

La lune à son dernier quartier montait à l’opposite du fleuve, lorsque le félin descendit de sa proie. Alors, frénétiques, loups, dhôles et hyènes se précipitèrent. On eût dit qu’ils allaient s’exterminer : les crocs parurent à quelques pouces les uns des autres, une hurlée immense s’éleva sous les astres. Mais une trêve se faisait au sein même du tumulte ; les loups se trouvèrent aux épaules et à la poitrine, les hyènes achevaient d’ouvrir le ventre, les dhôles s’acharnaient au dos et à l’arrière. Connaissant leur sort, chacals et chats viverrins s’évadèrent.

Un instant, la tête du machairodus resta tournée vers ce grouillement de gueules. Le sang s’égouttait à la lèvre, qu’il léchait avec indifférence ; la lassitude de la dévoration appesantissait ses mâchoires ; ses paupières s’entre-fermaient. Dans un sursaut, il se réveilla, il fit quelques pas vers le feu et vers cette bête verticale qui agaçait son instinct, puis, plein de la confiance d’une force invaincue, il s’allongea sur la savane et s’endormit.

Zoûhr l’épiait avec défiance. Il se demandait s’il ne fallait pas profiter de ce sommeil pour fuir, mais, songeant que sans doute la bête dormirait longtemps, il n’éveilla pas Aoûn.

La lune, rapetissée à mesure qu’elle montait au-dessus des collines, faisait blêmir les étoiles ; la masse du rhinocéros diminuait sous le grouillement des gueules ; l’aube était proche lorsque le fils des Hommes-sans-Épaules toucha la poitrine d’Aoûn.

« Il n’y a plus de bois, dit-il, tandis que le compagnon dressait son torse, la flamme est basse, la bête rouge est endormie. Aoûn et Zoûhr doivent partir. »

Le grand Oulhamr considéra le site. Il aperçut le machairodus immobile à deux cents coudées du campement. Une haine subite l’envahit. Il revit la bête rugissant devant la flamme, il revit les dents plongeant dans le cuir du colossal herbivore : toute la race des hommes et de ceux qui la font vivre était menacée par cette forme inconnue !

« Aoûn ne pourrait-il tuer la bête pendant qu’elle dort ? demanda-t-il.

– Elle s’éveillerait, répondit l’autre. Il vaut mieux passer au-delà du roc. »

Le fils de l’Urus hésitait. La force qui le portait à combattre venait du fond de l’espèce : ni Faouhra, ni Naoh n’auraient supporté qu’un fauve de cette taille les eût guettés pour faire d’eux sa proie.

« Naoh a abattu la tigresse et l’ours gris ! fit sombrement l’Oulhamr.

– La tigresse et l’ours gris auraient fui devant le rhinocéros ! »

Cette réponse apaisa le guerrier. Il assujettit le harpon, le propulseur, les sagaies, et prit à la main sa massue. Après un dernier regard à la bête rouge, ils franchirent l’arête et descendirent du roc. Ils étaient mornes, ayant mal dormi, et songeaient à la horde perdue au-delà des montagnes.

Le jour allait poindre, le levant était pâle, les voix carnivores se taisaient au bord du fleuve, les feuilles et les herbes semblaient plus immobiles…

Un rauquement mordit le silence. Aoûn et Zoûhr, se tournant, virent le machairodus. Quelque circonstance ou simplement le départ des hommes l’avaient éveillé ; l’instinct le conduisait à la suite de ces créatures qui avaient surpris sa mentalité confuse.

« Aoûn devait combattre la bête rouge pendant son sommeil ! » fit l’Oulhamr en dégageant son harpon.

Un regret aigu lui pesait sur la poitrine. Le Wah, tête basse, concevait que sa prudence avait été néfaste et regardait Aoûn avec humilité. Mais Aoûn n’avait pas de rancune ; sa grande poitrine s’enflait à l’agitation de la lutte et Zoûhr était comme un élément de sa personne. D’abord, ils se tinrent épaule contre épaule, unifiant leurs énergies. Aoûn poussa son cri de guerre :

« Le fils de l’Urus et Zoûhr perceront la bête rouge et lui écraseront les os ! »

Le machairodus ne se hâtait point. Quand les bêtes verticales s’arrêtèrent, il s’arrêta à son tour ; il les regarda détacher les propulseurs avec les sagaies et allonger étrangement leurs membres. Ainsi que naguère, les cris articulés l’étonnaient : il se mit à suivre une route transverse qui ne le rapprochait guère.

« La bête rouge a peur des hommes ! » hurla Aoûn, et il brandit ensemble le harpon et la massue.

Un long rugissement lui répondit, le machairodus fit deux bonds colossaux. Avant qu’il eût repris son élan pour la troisième fois, les propulseurs d’Aoûn et de Zoûhr tournoyèrent. Atteint d’une sagaie au torse et dans la nuque, le fauve se rua frénétiquement sur les hommes. Le fils de l’Urus lança un harpon qui s’enfonça dans les côtes ; l’arme de Zoûhr écorcha le crâne dur. La bête était sur eux.

D’une détente, elle terrassa Zoûhr et lui enfonça ses crocs dans la poitrine. Aoûn attaquait avec la massue. Le noyau de chêne frappa horizontalement et rencontra le vide : le machairodus s’était reculé. L’Oulhamr et la bête se trouvèrent face à face. Il évita une première attaque par un saut oblique. Il repoussa la deuxième d’un tournoiement qui glissa contre l’épaule du fauve. Une masse foudroyante le renversa, et culbuta elle-même, emportée par l’élan. L’homme se retrouva sur un genou au moment où le machairodus revenait à la charge. Tandis que Zoûhr, défaillant, lançait sa hache, Aoûn abattit la massue des deux mains. Elle retentit sur la tête opaque ; le félin se mit à tourbillonner, comme s’il était devenu aveugle. Un deuxième coup lui paralysa la nuque. Puis Aoûn fracassa les côtes, rompit les pattes, écrasa les mâchoires. Il fallut deux coups de sagaie pour achever l’agonie, et Zoûhr, d’une voix rauque et faible, soupirait :

« Aoûn a tué la bête rouge. Aoûn est plus fort que Faouhm. Aoûn est aussi fort que Naoh qui a conquis le feu chez les Dévoreurs d’hommes ! »

L’Oulhamr s’enivrait des paroles de son compagnon ; l’orgueil dilatait ses narines ; cette tristesse qui appesantissait ses os, lorsqu’il fuyait dans la nuit, s’était dispersée ; son être triomphant s’exaltait à l’aventure, et, tourné vers les pourpres de l’aurore, il aima passionnément la terre inconnue.

Zoûhr balbutia encore :

« Le fils de l’Urus sera un chef parmi les hommes ! »

Puis il poussa une plainte ; sa face prit la couleur de l’argile et il s’évanouit. Alors, Aoûn, voyant que le sang ruisselait sur la poitrine du blessé, se troubla comme s’il avait vu ruisseler son propre sang, et le visage immobile le terrorisa. Une affection terrible et douce palpitait dans sa chair. Les temps qu’ils avaient vécus ensemble s’élevaient en images chaotiques ; il revoyait les sylves, les landes, les brousses, les marécages et les rivières où ils mêlaient leurs énergies, où chacun était pour l’autre une arme vivante.

Cependant, Aoûn, assemblant des feuilles et des herbes qu’il écrasait sur la pierre, les pressa contre les plaies de son compagnon, et les paupières de Zoûhr se relevèrent. Il s’étonna d’abord d’être couché là, il regarda autour de lui pour voir le feu, puis il se souvint et il répéta les paroles qui avaient précédé l’évanouissement :

« Aoûn sera un chef parmi les hommes ! »

Et, sentant sa faiblesse, il gémit :

« La bête rouge a percé la poitrine de Zoûhr. »

Aoûn continuait à panser ses blessures, tandis qu’un soleil immense montait derrière le fleuve. Les fauves nocturnes avaient disparu. Des semnopithèques s’agitaient dans les ramures ; les corbeaux à tête blanche ramaient au-dessus de la carcasse du rhinocéros ; deux vautours planèrent dans la brise, et les herbivores se levaient dans leur force. L’heure du péril était passée pour le Wah et pour l’Oulhamr ; les grands destructeurs dormaient dans leurs repaires ou dans la jungle.

Mais le jour aussi est un ennemi quand la lumière est rude et que la chaleur rôtit la terre. Il fallait transporter Zoûhr à l’ombre. Comme tous les Oulhamr, Aoûn avait l’instinct de la caverne : il scruta l’étendue, dans l’espérance de découvrir des rocs, mais il ne vit que la steppe, la brousse, quelques palmeraies, des massifs de banians, des îlots d’ébéniers ou de bambous.

Alors, ayant fixé les feuilles et les herbes sur la poitrine de son compagnon, il le chargea sur son dos et se mit en route. La marche était rude, parce qu’il fallait aussi emporter les armes, mais Aoûn avait hérité de la force de Faouhm, de Naoh et des Velus. Il marcha longtemps, s’opiniâtrant contre la lassitude. Souvent, il déposait Zoûhr à l’ombre, et sans le perdre de vue, montait sur un tertre ou sur un bloc pour examiner l’étendue.

Le matin s’écoulait ; la chaleur devint intolérable ; et aucune ligne rocheuse ne s’était décelée encore :

« Zoûhr a soif ! » fit l’Homme-sans-Épaules que la soif faisait grelotter.

Le fils de l’Urus se dirigea vers le fleuve. À cette heure ardente, on n’apercevait que quelque gavial allongeant son corps écailleux sur une île, ou quelque hippopotame un instant apparu à la surface des flots jaunes.

Le fleuve roulait, jusqu’au fond de l’espace, ses eaux fécondes d’où naissent les forêts millénaires, les herbes infatigables et les bêtes sans nombre. Père de la vie, il en avait le mouvement inlassable, il précipitait des hordes de vagues, de rapides et de cataractes.

Aoûn puisa de l’eau dans le creux de ses mains et abreuva le blessé. Il demanda avec inquiétude :

« Zoûhr souffre-t-il ?

– Zoûhr est très faible ! Zoûhr voudrait dormir. »

La main musculeuse d’Aoûn se posa doucement sur la tête du compagnon :

« Aoûn construira un abri. »

Dans la forêt, les Oulhamr savaient se protéger par un entrelacement de branches. Aoûn se mit à la recherche de lianes, qu’il détachait avec sa hache, puis, ayant choisi trois palmiers, qui croissaient sur un monticule, il y tailla des encoches, et enroula d’un tronc à l’autre les tiges flexibles. Cela formait un enclos triangulaire, dont les parois à claire-voie offraient une résistance souple mais solide. Le fils de l’Urus y travailla rudement, et les ombres étaient déjà longues sur le fleuve lorsqu’il se reposa. Il fallait encore recouvrir l’abri avec des lianes assez grosses pour supporter le poids d’un fauve jusqu’à ce qu’on lui eût crevé le ventre ou percé le cœur avec la pointe d’une sagaie.

La fièvre de Zoûhr persistait ; des lueurs vertes traversaient ses prunelles ; il s’assoupissait par intervalles et se réveillait d’un sursaut, en prononçant des paroles incohérentes. Pourtant, attentif au travail d’Aoûn, il lui donnait des conseils, car les Hommes-sans-Épaules furent des constructeurs plus ingénieux que les Oulhamr et que tous les autres hommes.

Avant de reprendre le travail, Aoûn mangea de la chair rôtie la veille. Ensuite, il assujettit des lianes épaisses, qui firent un toit au refuge, et il détacha deux grosses branches qui devaient clore l’ouverture d’entrée et de sortie.

Le soleil se rapprochait de la cime des plus hauts ébéniers, lorsque les hommes se réfugièrent dans leur hutte. Elle dominait le site. À travers la claire-voie, on apercevait distinctement le fleuve, distant de trois cents coudées.

C’était une heure de vie. Les monstrueux hippopotames remontaient de leurs prairies sous-marines et se hissaient sur les îles. Un long troupeau de gaurs s’abreuvait à l’autre rive. On voyait filer entre deux eaux le plataniste au museau pointu. Un crocodile à deux crêtes venait de surgir des roseaux et refermait ses mâchoires sur le col gracile d’une tchikara. Des rhésus agitaient éperdument, parmi les ramures, leurs torses humains, tandis que des faisans d’émeraude, de saphir et d’or s’abattaient auprès des roseaux ou qu’un vol neigeux d’aigrettes palpitait sur les îlots fleuris. Parfois, saisie de panique, une horde de nilgauts ou d’axis fuyait devant un parti de dhôles ou un couple de guépards. Puis des chevaux parurent, aux yeux fous, vies inquiètes et tumultueuses, dont la prudence tendait tous les muscles : ils avançaient avec des cabrements subits, qui faisaient osciller toute la troupe, ils dressaient des oreilles nerveuses, où chaque bruit répandait la terreur. Une file de gayals longeait gravement un foresticule de bambous.

Soudain, un frémissement immense et des bonds convulsifs : cinq lions descendaient vers le fleuve.

Ce fut la solitude. Les fauves aux grands poitrails faisaient refluer les herbivores au fond de l’étendue. Seul, le crocodile, ayant arraché la tête de sa proie, n’avait pas fui. On n’eût pu dire s’il flairait le danger. Son corps aux rudes écailles, long de douze coudées, aussi épais qu’un platane, ses yeux vitreux et sa tête stupide en faisaient un mélange formidable de bête et de minéral. Pourtant, un instinct confus porta sa longue gueule vers les survenants. Il hésita, puis, saisissant à pleines dents le corps de sa proie, il plongea parmi les lotus.

Deux des lions portaient la crinière. C’étaient des mâles trapus, dont les têtes s’élevaient comme des blocs de schiste, et qui, pesants au repos, se détendaient pendant la chasse en bonds de vingt coudées. Plus basses sur pattes, plus flexibles et plus allongées, les lionnes apparaissaient sournoises. Tous avaient de larges yeux jaunes qui regardaient en face comme les yeux des hommes.

Ils considéraient, au loin, la fuite des troupeaux magnifiques ; une même déception soulevait leurs poitrines, ils s’arrêtèrent pour rauquer et pour rugir. La voix immense des mâles couvrait la face du fleuve et faisait tressaillir jusqu’aux platanistes ; la panique se répandait à travers les palmeraies, les roseaux, les banians, aux détours des havres, des promontoires, jusqu’au confluent du fleuve et de la rivière. Les singes ricanaient frénétiquement entre les rameaux.

Quand ils eurent exhalé leur colère, les carnivores reprirent leur route. Les mâles aspiraient la brise faible ; les lionnes, plus fiévreuses, penchaient leurs mufles vers le sol. L’une d’elles flaira les hommes. Elle s’approcha en rampant de la hutte, à demi dissimulée par les hauts gramens ; les deux autres femelles suivirent, tandis que les lions s’attardaient.

Aoûn regardait venir les fauves.

Chacun avait cinq fois la force d’un homme ; leurs griffes étaient plus aiguës que des sagaies ; leurs crocs plus efficaces que des harpons. Il connut sa faiblesse et l’horreur d’être seul ; il regretta d’avoir quitté les plaines où ses semblables avaient la puissance du nombre.

Zoûhr avait levé la tête ; dans sa poitrine blessée, l’épouvante se mêlait à la douleur et à la tristesse de ne pouvoir combattre.

La première lionne fut proche. Elle voyait mal les bêtes singulières abritées par les lianes, elle tournait cauteleusement autour de l’enceinte. Parce qu’elle était si proche, le fils de l’Urus n’avait plus de crainte ; le sang des guerriers qui savent mourir sous la griffe, sans cesser de combattre, palpitait en tumulte dans ses artères ; ses prunelles phosphoraient autant que celles des lionnes, et, brandissant une hache, il clama son défi d’homme à la poitrine profonde :

« Aoûn répandra les entrailles des lions ! »

Mais Zoûhr lui dit :

« Que le fils de l’Urus soit prudent ! Quand leur sang coule, les lions ne craignent plus la mort. Il faut frapper sur les narines, en poussant le cri de guerre ! »

Aoûn reconnut la sagesse des Wah, plus grande que celle même de Goûn aux os secs. La ruse amortit le feu de ses prunelles.

Immobile maintenant, la lionne cherchait à voir distinctement l’être qui produisait cette voix menaçante. Un des lions rugit, puis l’autre ; Aoûn répondit formidablement ; tous les fauves furent devant le nid de lianes. Ils connaissaient la double force de leurs membres et de leur nombre, et cependant, ils retardaient l’attaque parce que la proie les défiait et demeurait voilée.

Ce fut une lionne, la plus jeune, qui tenta de forcer l’obstacle. Elle vint tout près, flaira et donna un coup de griffe. La liane céda mais ne se brisa point, tandis que le bout mousse d’un harpon frappait rudement la bête aux narines : elle bondit en arrière, avec un miaulement de rage et de douleur ; ses compagnons la considéraient avec une surprise anxieuse. Il y eut une pause. Les cinq lions, immobiles, semblaient ne plus songer aux hommes. Puis, un des mâles feula, s’enleva dans un saut effroyable, et la masse rousse retomba sur le toit de lianes, qui s’abaissa.

Aoûn s’était penché. Il attendit que le mufle fût accessible, puis, à trois reprises, il atteignit les narines. Folle de douleur, et comme aveugle, la bête roulait au hasard ; elle finit par retomber sur la steppe et s’éloigna en rampant.

Le fils de l’Urus menaçait :

« Si un lion bondit encore sur la tête des hommes, Aoûn lui crèvera les yeux. »

Mais les lions demeuraient pensifs. Ceux qui n’avaient pas attaqué reculaient comme les autres. Les bêtes cachées apparaissaient plus énigmatiques et tout à fait redoutables. Ni par la manière de combattre, ni par la voix, elles ne rappelaient les proies que les lions attendent à l’embuscade ou assaillent à l’abreuvoir. Les coups mêmes qu’elles portaient étaient inconnus et étrangement intolérables.

Les lions craignirent d’approcher de la hutte, mais une rancune tenace les tenait à l’affût. Tapis dans les hautes herbes ou sous les arches d’un banian, ils attendaient avec leur patience nonchalante et terrible. Parfois, l’un ou l’autre allait boire au fleuve ; et déjà des herbivores reparaissaient à grande distance.

Les oiseaux pullulaient. On voyait les ibis profiler au creux des havres leurs corps pâles et leurs têtes noires, les marabouts danser ridiculement sur les îles, le cormoran plonger d’un geste soudain, une flottille de sarcelles passer furtive, un essaim de grues voler à grand tapage au-dessus d’une bande de corbeaux à tête blanche, tandis que les perroquets cachés dans les palmes poussaient des clameurs déchirantes.

Lentement, une rumeur croissait à l’occident. Un des lions tendit la tête pour l’écouter, puis une lionne se dressa, vibrante. Tous grondaient ; la foudre des mâles déchira l’étendue.

À son tour, Aoûn écouta ; il crut entendre la marche d’un troupeau, mais son attention se reportait toujours sur les carnivores. Leur agitation croissait ; ils s’assemblèrent auprès de la hutte et s’élancèrent tous ensemble pour l’attaquer. La voix d’Aoûn les arrêta ; ceux qui avaient été frappés à la narine reculèrent ; un retentissement s’élevait de la terre profonde.

Alors le fils de l’Urus sut qu’un troupeau immense avançait vers le fleuve. Il songea aux aurochs qui paissaient les plaines au-delà des montagnes, puis aux mammouths avec qui Naoh fit alliance, dans le pays des Dévoreurs d’hommes.

Des barrits stridèrent.

« Ce sont les mammouths ! » affirma Aoûn.

À travers la fièvre qui le faisait grelotter, Zoûhr tendait l’oreille :

« Oui, ce sont les mammouths ! » répéta-t-il, mais avec moins d’assurance.

Les lions s’étaient dressés. Un moment, leurs têtes massives se tendirent vers l’occident, puis, à pas lents, ils descendirent vers l’aval ; leurs corps fauves se perdirent dans les broussailles.

Aoûn ne redoutait pas les mammouths. Ils n’écrasent ni les hommes ni les herbivores, ni même les loups ou les léopards ; il faut se tenir immobile sur leur passage et garder le silence. Mais dans ce refuge de lianes, ne s’irriteraient-ils pas contre les hommes cachés ? D’un choc, un seul des colosses romprait l’enceinte ; d’un geste, il anéantirait le fils de l’Urus.

« Aoûn et Zoûhr doivent-ils quitter la caverne de lianes ? demanda l’Oulhamr.

– Oui », répondit l’Homme-sans-Épaules.

Alors, Aoûn détacha les lianes aménagées pour la sortie, rampa sur la plaine et aida Zoûhr à le suivre. Des arbres craquèrent. On commençait à apercevoir des formes massives et couleur d’argile. Les trompes se profilèrent au bout de têtes pareilles à des rocs. Le troupeau formait trois groupes que précédaient six mâles colossaux. Ils écrasaient la terre, broyaient les cannas, perçaient les rideaux de banians. Leur peau était semblable à l’écorce des vieux cèdres, leurs pattes grosses comme le corps d’Aoûn, leur torse comparable au torse de dix aurochs…

L’Oulhamr dit :

« Ils n’ont point de crinières, leurs défenses sont presque droites ; ils sont plus grands que les plus grands mammouths !

– Ce ne sont pas des mammouths ! fit l’Homme-sans-Épaules. Ce sont les pères des mammouths ! »

Car les Hommes-sans-Épaules, connaissant leur propre faiblesse, croyaient à la puissance supérieure des vies ancestrales.

Bien plus que devant les lions, Aoûn perçut sa petitesse. Il se sentait aussi désarmé qu’un ibis devant des crocodiles. L’orgueil qui était en lui s’effaça ; immobile, les épaules fléchies devant son compagnon blessé, il attendait.

L’avant-garde fut proche. Les six conducteurs s’avançaient vers le refuge ; leurs yeux bruns ne cessaient d’épier Aoûn ; mais ils ne manifestaient aucune méfiance : peut-être connaissaient-ils la bête verticale…

Mort ou vie, la fin approchait. Si les chefs ne se détournaient point, il s’en fallait de dix pas pour que les hommes soient broyés sur le sol comme des cloportes et que l’enceinte de lianes s’effondrât. Aoûn regardait fixement le plus puissant des mâles. Haut de quinze coudées, sa trompe eût étouffé un buffle aussi facilement qu’un python aurait étouffé un axis.

Il s’arrêta devant les hommes. Parce qu’il donnait le rythme à l’avant-garde, les autres conducteurs l’imitèrent, et tout autour l’armée des géants s’épanchait en une vaste courbe cahotante. Sa massue à ses pieds, la tête basse, Aoûn accepta le sort.

Enfin le chef souffla et se dirigea vers la droite de l’enceinte.

Tous suivirent. Chaque éléphant-antique, parce que les précédents s’étaient écartés, s’écartait à son tour : aucun, pas même les plus jeunes, ne toucha aux hommes ni au refuge. Longtemps le sol trembla. Les herbes formaient une bouillie verte ; les roseaux et les lotus périssaient sous la plongée de l’avant-garde ; les hippopotames avaient fui ; un gavial long de vingt coudées était rejeté comme une grenouille ; et l’on apercevait, sur un monticule, les cinq lions qui levaient vers le soleil rouge leurs mufles rugissants.

Bientôt tout le troupeau s’engagea dans le fleuve. Les flots refluaient, les trompes aspiraient l’eau et la rejetaient en douches, puis ces rochers mouvants s’engloutirent : les crânes monstrueux et les rudes échines semblaient des blocs erratiques, descendus de montagnes avec les glaciers, les torrents et les avalanches.

« Naoh a fait alliance avec les mammouths, murmura Aoûn. Le fils de l’Urus ne pourrait-il pas faire alliance avec les mammouths-ancêtres ? »

Le jour mourait ; les lions disparurent du monticule ; les gaurs pesants et les axis légers se hâtaient vers les abris nocturnes. Puis le soleil toucha les collines, derrière l’autre rive du fleuve ; les carnivores s’éveillaient dans leurs repaires ; Aoûn rentra dans la hutte de lianes et y entraîna l’Homme-sans-Épaules.

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