À LA POINTE DU LAC

Chaque matin, Aoûn se remettait à chercher la piste de Zoûhr. Les femmes le suivaient, pleines d’une confiance grandissante. À force d’accomplir les mêmes actes et d’échanger des gestes, elles comprenaient clairement le but de l’Oulhamr. Lui-même se familiarisait avec leurs signes. Sa force et son agilité les ébahissaient, elles admiraient ses armes, surtout ces harpons et ces sagaies qui tuaient les bêtes à distance. Affaiblies par leurs misères et leurs défaites, elles se rassemblaient humblement autour de l’inconnu, elles aimaient à lui obéir. Ce n’étaient pas des auxiliaires négligeables. Quatre d’entre elles étaient plus robustes, plus flexibles et plus véloces que Zoûhr ; toutes montraient une grande résistance à la fatigue. Celles qui avaient des petits enfants les portaient sans peine pendant tout un jour. Les jeunes garçons et les fillettes avaient l’endurance des chacals.

Sans la perte du Wah, les soirs et les matins eussent été doux. Quand Aoûn tirait le feu des pierres, les femmes montraient la même joie et les mêmes extases que le premier soir, et cette émotion heureuse plaisait au grand Oulhamr. Surtout aimait-il à voir Djêha aux cheveux lourds refléter les flammes dans ses yeux frais : il rêvait le retour dans la horde natale avec elle ; sa poitrine se mettait à battre.

Au bout de la semaine, les arbres diminuèrent encore en nombre : une longue steppe s’étendit, à peine entrecoupée de halliers, de petits bois, de broussailles éparses. Ils s’y engagèrent dans l’espoir de découvrir une hauteur d’où ils pourraient scruter les horizons. Vers le milieu du jour, à l’heure de la sieste, une femme qui s’était écartée vers l’est appela les autres. Aucune explication ne fut nécessaire : toutes reconnaissaient les traces d’un feu.

« Les Hommes-du-Feu ! » fit Aoûn.

Les femmes montraient une émotion vive. Celle qui commandait, Ouchr, se tourna vers Aoûn avec des gestes de colère : il sut que les Chelléens étaient les ennemis de ses compagnes. Non seulement elles avaient été décimées par eux, mais sans doute avaient-ils détruit la horde mâle alliée aux femmes et qui, depuis l’automne, n’avait pas reparu.

Le campement datait de plusieurs jours ; les émanations étaient dissipées. Il fallut quelque temps pour s’assurer qu’il ne comportait pas une troupe nombreuse ; rien ne démontrait que Zoûhr en faisait partie. Cependant, grâce à des indices légers, Aoûn et les femmes purent organiser la poursuite. Peu à peu, la piste devint plus précise : elle fut d’autant plus facile à suivre que les Chelléens se dirigeaient, suivant une ligne presque droite, vers le nord. Deux fois, les cendres d’un feu témoignèrent de présences récentes.

Le troisième matin, une jeune femme qui allait en tête de la troupe se tourna avec des exclamations. Quand Aoûn fut proche, il vit sur le sol meuble la trace de plusieurs pieds : avec un tremblement de joie, il reconnut la trace de Zoûhr. D’ailleurs, la poursuite devenait facile : le sol révélait des émanations, preuve que l’on gagnait du terrain. Ce soir-là, on prolongea la marche, quoique la lune ne fût pas encore levée, mais deux des femmes étaient nyctalopes, quoique à un moindre degré que les Lémuriens. Une chaîne de collines barra la route. Ayant gravi la plus haute, jusqu’à mi-pente, Aoûn alluma le feu dans une combe, afin de le rendre invisible à distance : la proximité de l’ennemi commandait une prudence croissante.

Aoûn avait abattu un rucervus dont les femmes faisaient rôtir des quartiers. La sûreté de l’abri, l’abondance de la nourriture et la vie brillante du feu égayaient la petite horde. Ce fut une de ces haltes heureuses où la créature oublie la loi cruelle et les pièges du monde. L’Oulhamr lui-même eût connu la béatitude des soirs tranquilles, sans l’absence de Zoûhr. Djêha aux grands yeux était assise auprès de lui, et, vaguement, il songeait que Ouchr, la femme-chef, la lui donnerait peut-être en mariage. L’âme rude du jeune Oulhamr était pleine de tendresses secrètes. Près de Djêha, il ressentait une crainte qui hâtait la marche de son cœur : il voulait être doux pour sa compagne comme Naoh pour Gammla.

Après le repas, quand les enfants et les voyageuses les plus lasses furent endormies, Aoûn se mit à gravir la colline. Ouchr se leva pour l’accompagner en même temps que Djêha et trois autres guerrières. La pente n’était guère rude ; ils atteignirent vite la cime. Il fallut traverser des broussailles avant d’apercevoir l’autre versant. Une longue plaine s’étendait sous les étoiles et, presque au pied de la pente, un lac tremblotait.

À la pointe septentrionale, sur l’autre rive pourtant, on voyait reluire des flammes. Elles condensaient toute l’attention du fils de l’Urus. En ligne droite, le feu était situé à quatre ou cinq mille coudées, mais on devait contourner le rivage et peut-être éviter des obstacles.

Le vent soufflait du sud. Il permettait de s’avancer jusqu’auprès du campement, sans être découvert. Il fallait arriver avant le lever de la lune, et seul Aoûn était assez véloce pour le faire.

Il considéra le feu et les silhouettes tantôt pourpres et tantôt noires qui se mouvaient autour. Elles étaient au nombre de cinq : le fils de l’Urus apercevait distinctement Zoûhr assis à côté du lac, et un septième homme couché.

Alors, il dit à Ouchr :

« Aoûn va s’approcher des Hommes-du-Feu… et il demandera la délivrance de Zoûhr. »

Ouchr comprit et répondit :

« Ils ne relâcheront pas le prisonnier. »

L’Oulhamr reprit :

« Ils l’ont enlevé comme otage parce qu’ils redoutaient Aoûn.

– Ils le redouteront bien plus quand ils n’auront plus d’otage. »

Le nomade demeura un moment indécis. Mais il ne voyait aucun autre moyen de délivrer Zoûhr que la ruse, la violence ou la douceur ; de toute manière, il fallait approcher du campement chelléen.

« Aoûn doit délivrer son compagnon ! » fit-il d’une voix sombre.

Ouchr le concevait comme lui. Elle ne trouva rien à répondre. Il ajouta :

« Il faut qu’Aoûn aille vers le feu !

– Ouchr et les Femmes-Louves le suivront ! » Aoûn, ayant jeté un long regard vers la plaine, acquiesça :

« Le fils de l’Urus attendra là-bas l’arrivée des femmes, remarqua-t-il. Il sera seul, mais les Hommes-du-Feu ne peuvent pas l’atteindre à la course, et lui, il peut les combattre à distance ! »

Ouchr commanda à la plus jeune de ses guerrières d’aller chercher du renfort. Déjà l’Oulhamr descendait vers la plaine. La pente était facile, presque égale, sans crevasses, et plantée d’herbes. Lorsqu’il aborda la plaine, le vent chassait ses effluves vers le nord et les replis du terrain favorisaient son entreprise. La lune était cachée encore ; il se trouva rapidement sur la même rive que les Chelléens, à moins de mille coudées du campement.

Des bouquets d’arbres, des herbes hautes, quelques monticules lui permirent de continuer sa route pendant quatre cents coudées, mais alors, il se trouva devant la terre nue. Rien ne pouvait plus celer ses mouvements à l’œil aigu des nomades. Saisi de crainte, non pour lui-même, mais pour Zoûhr, il s’immobilisa parmi des végétaux. S’il apparaissait, les Chelléens tueraient-ils le Wah ou, au contraire, épargneraient-ils sa vie pour mieux préserver la leur ? S’il leur offrait l’alliance, se riraient-ils de lui ?

Il attendit longtemps. La lune monta rouge et fumeuse, au fond de la savane. Cinq Chelléens s’étaient couchés. Le sixième veillait, parfois dressé, aux écoutes, les yeux mobiles et les narines frémissantes. À l’autre extrémité du feu, près de la rive, Zoûhr veillait aussi. Le Chelléen ne s’occupait guère du prisonnier qui, faible et peu agile, ne pouvait songer à la fuite.

Cependant, un projet finit par hanter le nomade. Il savait que Zoûhr, si lent à la course, était, comme tous les Hommes-sans-Épaules, un nageur très habile. Dans une rivière ou un marécage, il dépassait de loin les plus lestes des Oulhamr ; il plongeait comme un crocodile et pouvait demeurer longtemps sous l’eau. S’il bondissait dans le lac, il gagnerait l’autre rive qui, dans cette région, n’était pas très éloignée. Aoûn attirerait les ennemis au combat. Mais il fallait être vu par le Wah et lui donner le signal : la moindre alerte rendrait le sauvetage impossible.

Or, à cause du vent, le veilleur scrutait préférablement le nord. À chaque instant, sa face se tournait vers le buisson qui dissimulait le fils de l’Urus. La lune s’élevait plus fine, plus acérée et plus claire. Une impatience furieuse gonfla la poitrine du nomade, et il désespérait lorsque, là-bas, au sud, un profond rugissement traversa l’espace : la silhouette d’un lion se profila sur un tertre. Le veilleur avait sursauté ; successivement, les Chelléens se levèrent autour du feu et tournèrent leurs faces vers le carnivore.

Zoûhr, presque immobile, épiait en tous sens, plein de ce vœu de sauvetage que les péripéties rendent plus âpre.

Soudain, Aoûn se montra, la main tendue vers le lac. La minute était propice : une distance de trente coudées séparait le Wah du plus proche de ses vainqueurs. Eux ne songeaient qu’au grand fauve.

Or, le lac n’était qu’à vingt pas de Zoûhr. S’il s’élançait à temps, il atteindrait l’eau avant aucun des Chelléens.

Zoûhr avait vu. Incertain, ébloui, il marcha furtivement vers le buisson. De nouveau, Aoûn montra le lac ; le Wah comprit et, d’un pas nonchalant d’abord, puis, à grands bonds, il se précipita vers la rive.

Au moment où il se laissait couler dans l’eau, un Chelléen se retourna.

Plus étonné qu’inquiet, il n’avertit ses compagnons qu’en voyant le fugitif s’éloigner du rivage. Deux guerriers se détachèrent, dont l’un essaya de rattraper Zoûhr à la nage. Après une poursuite vaine, il revint vers la terre ferme et se mit à jeter des pierres. Mais Zoûhr, ayant plongé, devint invisible.

La proximité du lion paralysait les résolutions de la troupe. Un seul homme fut dépêché à la poursuite. En tournant la pointe du lac, il devait inévitablement rejoindre Zoûhr qui, désarmé, lent et faible de musculature, serait facilement capturé.

Aoûn, voyant s’avancer le guerrier, eut un rire silencieux et battit en retraite. Pendant quelque temps, il demeura invisible, mais une surface unie le décela. Alors, le harpon haut, il attendit.

Le Chelléen était de ceux qui avaient combattu dans la nuit orageuse. Effaré, il reconnut le grand nomade qui avait tué son chef, et battit en retraite, avec une clameur d’alarme.

Aoûn, inquiet du sort de Zoûhr, ne tenta aucune poursuite. Il se dirigea vers la pointe du lac et la contourna. Le Wah n’avait pas encore abordé ; on le voyait nager comme un reptile, avec des mouvements onduleux. Lorsqu’il arriva, le fils de l’Urus le souleva avec un grondement de joie, et ils demeurèrent à se regarder, dans le saisissement de la délivrance. Enfin, l’Oulhamr hurla son triomphe :

« Aoûn et Zoûhr se rient des Hommes-du-Feu. »

Le lion venait de disparaître. Un moment les Chelléens continuèrent à guetter le tertre, puis, sur un signe du chef, ils se dirigèrent vers le nord.

« Ils sont plus agiles que Zoûhr ! » fit le Wah avec tristesse. Leur chef est fort comme un léopard !

« Aoûn ne les craint pas… Et nous avons des alliés. »

Il entraînait son compagnon, et lorsque les poursuivants arrivèrent au détour, une rumeur s’éleva sur la colline. Ouchr et sept autres Femmes-Louves venaient d’apparaître : découragés, les Chelléens cessèrent la poursuite.

Les femmes descendirent auprès d’Aoûn, et Ouchr dit :

« Si nous ne tuons pas les Hommes-Dhôles, ils reviendront avec leur horde. »

Après qu’elle eut répété ses gestes et sa phrase, l’Oulhamr la comprit :

« Ont-ils parlé de leur horde ? demanda-t-il au Wah.

– Elle est à deux longues journées de marche. »

Ayant épié les femmes, Zoûhr ajouta :

« Ils tueront plusieurs femmes, si nous les attaquons et, sans doute, quelques-uns réussiront à fuir. »

Le sang d’Aoûn bouillonnait, mais la crainte de reperdre son compagnon l’emporta et il éprouvait aussi un sentiment de bienveillance, parce que les Chelléens n’avaient pas tué leur captif.

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