Quatrième partie

La trêve fut courte. Rah poussait des plaintes furieuses ; l’idée de l’enlèvement de Waô fut intolérable à Aoûn comme une défaite. Zoûhr lui-même oubliait sa prudence. À cinq, ils se lancèrent à la poursuite.

Les émanations s’étaient éloignées à l’opposite du vent. Pendant quelque temps, elles devinrent insensibles. Quand elles reparurent, les Hommes-du-Feu avaient de l’avance ; la trace, reprise parmi des fourrés et des mares, fut difficile à suivre et ne redevint précise qu’après des détours.

Une ardeur farouche emportait le grand Oulhamr. Confiant dans son agilité, il précédait de loin ses compagnons. Zoûhr et Rah s’efforçaient pour le suivre ; le Lémurien trapu montrait de l’endurance et de l’acharnement.

À la fin, les émanations se condensèrent, et la piste, après s’être enfoncée dans la sylve, s’infléchit vers la rivière. Bientôt elle divergea et le fils de l’Urus, hésitant, finit par choisir la route où les effluves de Waô se mêlaient à ceux des ravisseurs. Les arbres s’espacèrent, une surface plantée d’herbes sèches apparut, une flamme jaillit, qui bondissait à travers la clairière : Aoûn dut se replier vers Zoûhr. On entendit une plainte aiguë et, après des soubresauts, l’incendie s’arrêta ; Aoûn et ses compagnons marchaient vers le sud : la trace était perdue.

Au sortir de la forêt, la lande dressa son étendue morne et l’on aperçut à l’orient, à deux mille coudées, la clarté d’un feu. Assis sur une pierre, un homme veillait, qui se dressa à la vue des survenants. Presque au même instant, six autres hommes surgirent, qui entraînaient Waô : l’un d’eux marchait péniblement et tenait la main à son épaule.

Aoûn avait repris son galop. Il bondit pendant quinze cents coudées puis, avec un gémissement, il s’arrêta. Le gouffre était devant lui, une large fissure du sol au fond de laquelle bruissaient les eaux… Les Hommes-du-Feu le huèrent, avec des rires de mépris.

La distance qui séparait Aoûn du feu était quatre fois plus grande que la portée du propulseur. Un désappointement immense soulevait le nomade ; il répondit par une clameur haineuse aux risées de ses ennemis.

Eux se dressaient dans leur force, supérieurs en nombre et pleins de dédain pour les alliés d’Aoûn. Les Lémuriens étaient moins redoutables que des loups ; Zoûhr semblait misérable avec sa structure cylindrique et ses bras courts ; seul le grand Oulhamr les étonnait. Mais eux-mêmes, invaincus, n’étaient-ils pas doués de la force des ours ? Moins haut de stature qu’Aoûn, leur chef montrait une poitrine spacieuse et de longs bras qui étouffaient les panthères. Il tourna sa face énorme vers le fils de l’Urus ; il ricanait sinistrement.

Épars autour du feu, de grands blocs rendaient plus forte la position des Chelléens. Toute chance était de leur côté, hors les armes de trait. Aoûn le voyait bien, Zoûhr mieux encore, mais tous deux étaient exaltés. Le Wah avait conçu une manière de tendresse pour la Lémurienne ; l’Oulhamr ne pouvait endurer son échec. Pourtant, ils demeurèrent aux aguets. Les ténèbres allaient venir. La lune rouge se perdait déjà dans une nue qui s’élargissait dans l’occident. Un vent rude tournoyait par saccades.

Soudain, le fils de l’Urus se décida. Il longea le bord de l’abîme, il rentra dans la sylve. Après deux mille pas, la fissure se rétrécit, puis disparut.

« Je marcherai en tête, dit Aoûn à son compagnon. Vous me suivrez de loin, jusqu’à ce que le feu soit en vue. Les Hommes-du-Feu ne me surprendront point. Leur course n’est pas assez rapide. »

Quand il se retrouva dans la lande, les Chelléens n’avaient pas bougé. Trois d’entre eux se tenaient dans l’interstice des blocs et surveillaient l’espace ; les autres étaient auprès du feu. Tous avaient leurs épieux, leurs haches et leurs pierres de jet. En voyant surgir Aoûn, ils hurlèrent comme des dhôles, et le chef, levant son épieu, fit le geste de l’attaque. L’Oulhamr ralentit sa marche. Il savait bien qu’il ne fallait pas songer à un assaut ; il s’exclama :

« Si vous nous rendez Waô, nous vous laisserons retourner vers vos terres de chasse. »

Ils ne pouvaient interpréter sa parole, mais les gestes, analogues à ceux de tous les nomades, leur firent comprendre qu’il réclamait la captive. Des rires bourrus répondirent. Le chef à la poitrine profonde saisit Waô par la chevelure et, d’un coup de poing sur le crâne, il l’abattit. Puis montrant le corps étendu, le feu et ses mâchoires, il signifia que les Chelléens rôtiraient et dévoreraient la femme.

Aoûn bondit comme un léopard. Les Hommes-du-Feu disparurent derrière les blocs.

Cependant Zoûhr approchait. Quand les compagnons furent à la distance où les propulseurs devenaient efficaces, le Wah dit :

« Qu’Aoûn marche vers la droite ; quelques-uns de ceux qui se cachent deviendront visibles. »

L’Oulhamr décrivit un arc de cercle autour du feu. Deux des Chelléens, se voyant découverts, voulurent se retirer. Une sagaie siffla, une plainte rude passa sur la lande.

À son tour, le Wah brandit le propulseur ; un second Chelléen, atteint à la cuisse, s’affaissa.

« Les Hommes-du-Feu ont maintenant trois blessés », fit la voix retentissante de l’Oulhamr.

L’orage montait dans la nue noire ; les énergies éternelles, sourdant de la terre et du ciel, enveloppaient les hommes d’ondes sournoises, insaisissables et féroces. La lune ayant disparu, il n’y avait plus que la lueur décroissante du feu et les éblouissements livides des éclairs. Les Chelléens, devenus invisibles, redoutaient de s’exposer aux sagaies et aux harpons ; l’Oulhamr, le Wah et les Lémuriens sentaient l’impossibilité d’attaquer l’ennemi abrité par les blocs.

Dans le déferlement mystérieux de l’orage, il y eut un silence. Le vent s’affaissait sur la lande ; la foudre ne s’entendait pas encore ; les bêtes tapies dans la sylve se taisaient… Puis la nue gronda comme un troupeau d’aurochs, l’eau, mère des origines, croula par gouttes épaisses, et une fureur saisit les Chelléens. Leur feu allait périr ; ils ne pouvaient veiller sur les cages où ils le conservaient pour les haltes prochaines ; ils se trouvaient dans la savane et dans la forêt comme une troupe de loups.

Le chef donna des ordres. Avec une clameur unanime, les Hommes-du-Feu se précipitèrent. Quatre, dont deux blessés, se dirigeaient vers Zoûhr et les Lémuriens. Le chef à la poitrine profonde et le plus fort des guerriers bondissaient vers Aoûn. Deux sagaies sifflèrent, puis deux autres, que les ténèbres et le galop des assaillants rendirent inefficaces. Afin d’avoir le temps de lancer les harpons, Aoûn recula vers la rivière, Zoûhr et les Lémuriens vers la sylve.

Les harpons ne firent que des écorchures : les Chelléens, avec des cris de victoire, accélérèrent leur course ; l’Oulhamr continuait à battre en retraite et le Wah approchait du couvert. Soudain, l’eau du ciel coula comme mille torrents ; le feu jetait des flammes sautelantes ; seul, le guerrier blessé à la cuisse demeurait au campement et abritait les cages sous des pierres.

Zoûhr et les siens furent enveloppés. Le plus jeune des Lémuriens, épouvanté, voulut s’abriter dans un arbre : un coup d’épieu lui ouvrit le ventre, un silex lui écrasa la tempe. Rah et le Trapu se défendaient avec les massues que leur avait taillées l’Oulhamr ; Zoûhr assomma d’un coup de hache le Chelléen déjà blessé à l’épaule, mais un autre, se glissant à l’arrière, saisit le Wah à la nuque et le terrassa.

Dès qu’Aoûn vit qu’une distance de quinze coudées séparait ses agresseurs, il fit trois sauts énormes et abattit sa massue.

D’un premier choc, elle fit craquer un épieu ; d’un second, elle fendit un crâne. Le chef chelléen et l’Oulhamr se trouvèrent face à face. C’étaient deux formidables structures. Celle du chef rappelait l’ours et le sanglier : un poil crépu couvrait le torse ; les yeux circulaires phosphoraient. Plus haut de taille, la poitrine large qui ne ressemblait à aucune poitrine de bête, campé droit sur des cuisses rondes, Aoûn tenait la massue à deux mains. L’épieu de l’antagoniste, en bois d’ébène, lourd et très pointu, pouvait ouvrir la chair et fracasser les os.

Le Chelléen frappa d’abord, et son arme frôla à peine le fils de l’Urus. La massue tournoya. Elle ne rencontra que la terre, tandis qu’un grondement ouvrait les lèvres du Chelléen ; sa face énorme exprima la haine, le meurtre et l’injure.

Un moment, ils se guettèrent, chacun ayant battu en retraite. L’immense pluie les enveloppait de brume ; les dernières lueurs du feu les éclairaient à peine ; tous deux sentaient passer la mort, dans le retentissement de la foudre et les tremblements de la lande.

Aoûn reprit l’offensive. La massue tournoyait ; elle écorcha le torse fauve du Chelléen tandis que la pointe aiguë de l’épieu lacérait une épaule de l’Oulhamr. Puis les armes s’emmêlèrent. L’épieu toucha la poitrine d’Aoûn au moment où celui-ci rebondissait en arrière. Le sang coulait de deux plaies. Aoûn, clamant le cri des batailles, saisit l’épieu d’une main et de l’autre frappa. Atteint en plein crâne, le Chelléen demeura paralysé ; un second coup lui brisa la clavicule ; d’autres, énormes, fracassèrent les côtes.

Le feu venait de s’éteindre ; les ténèbres effaçaient l’espace ; les éclairs, plus rares et plus faibles, perçaient à peine la buée ; Aoûn cherchait vainement Zoûhr et les Lémuriens ; l’orage dissipait les émanations.

Il appela :

« Où se cache Zoûhr ? Le fils de l’Urus a terrassé ses ennemis ! »

Un grognement lointain répondit, qui venait de la sylve et qui ne ressemblait pas à la voix de l’Homme-sans-Épaules. Aoûn tâtonnait dans les ténèbres ou galopait à la lueur des éclairs. Quand il fut à l’orée de la sylve, la silhouette de Rah émergea, puis s’évanouit dans l’ombre. Le Lémurien balbutia des syllabes obscures, Aoûn devina que le Wah avait disparu. Parfois le passage d’un éclair montrait quelque geste, plus net que des paroles. À la longue, le Lémurien trapu surgit à son tour. Ce qu’il tentait d’expliquer était plus confus encore que ce qu’articulait l’autre.

Toute action était impossible. La pluie sans bornes enveloppait les hommes ; ils étaient aussi impuissants que les insectes cachés sous les feuilles ou dans le creux des écorces, et le grand Oulhamr connut la plus lourde douleur de sa vie. Des plaintes grondantes montaient de sa poitrine, ou de rudes sanglots ; ses larmes se mêlaient à la pluie. Tout son passé était avec Zoûhr. Il l’avait aimé depuis les jours où Naoh l’avait ramené du pays des Nains-Rouges. Et parce que Zoûhr le préférait à tous les êtres, Aoûn aussi préférait Zoûhr. Parfois, il poussait un grand cri d’appel ; une palpitation d’espoir soulevait ses épaules. Les heures passèrent ; la pluie cessa ; une lueur pâle monta dans l’orient ; on entrevit l’Homme-du-Feu tué par Zoûhr ; on trouva aussi les cadavres du chef et du guerrier terrassé par Aoûn. Près des cendres et des braises, un Chelléen gémissait, la cuisse percée. Waô, recroquevillée auprès d’un bloc, avait été si longtemps évanouie qu’elle n’avait pas entendu les appels d’Aoûn ni de Rah. Faible et grelottante, elle eut un rire rauque lorsqu’elle vit son compagnon et le fils de l’Urus.

Le Chelléen se jeta devant Aoûn en proférant une supplication rauque. Cette douceur que les nomades lui reprochaient inclina le fils de l’Urus à faire grâce.

Mais déjà les deux Lémuriens frappaient l’homme de leurs massues. Aoûn s’en indignait, mais il savait bien que c’était la loi de la guerre.

Waô, ayant mieux que Rah appris les gestes des Oulhamr, se souvenait de quelques mots enseignés par Zoûhr. Elle écouta les Lémuriens, elle fit comprendre à Aoûn que les Chelléens avaient entraîné le fils de la Terre dans la forêt. À cause de la pluie, les yeux nyctalopes avaient à peine vu et pendant peu de temps. Rah s’était égaré ainsi que le Lémurien trapu, blessé par surcroît et presque évanoui. Ainsi le sort du Wah demeurait incertain, l’espérance et la détresse se suivaient dans la poitrine d’Aoûn. Tout le matin, il chercha la piste. Elle ne devait se retrouver qu’à distance, ou bien Zoûhr était mort. Les Lémuriens s’éparpillaient ; les fugitifs de la veille revenaient, et l’aide de tant de vues perçantes, de tant d’odorats subtils, était inestimable. À la fin, un parti remonta vers l’amont de la rivière, un autre vers l’aval, qui tous deux devaient franchir les gués. Celui de l’aval était avec le fils de l’Urus. Il marcha jusqu’aux deux tiers du jour, et passa la rivière. Waô s’arrêta avec un cri aigu : la piste était trouvée ! On voyait la trace des pieds sur la terre argileuse, on discernait la présence de Zoûhr.

La joie bouillonna dans le cœur de l’Oulhamr, tout de suite mêlée de crainte. La piste n’était plus fraîche ; les Chelléens avaient passé au matin et il serait impossible de les rattraper avant le jour suivant. Encore fallait-il qu’Aoûn marchât seul. Les Lémuriens ne pourraient pas, même de loin, suivre sa course. Il s’assura qu’il avait ses armes bien attachées : trois sagaies, reprises sur le champ de combat, deux harpons, sa hache, sa massue. En outre, il n’oubliait pas la pierre de silex et la pierre de marcassite pour faire le feu. Un moment, immobile, le cœur battant, il se sentit plein d’une tendresse obscure pour ces hommes faibles et mal armés, à la parole informe et aux gestes rudimentaires, qui avaient chassé avec lui, vécu auprès de son feu, et dont plusieurs s’étaient montrés pleins de courage dans la lutte contre les ravisseurs. Il murmura avec douceur :

« Rah, Waô et Ohn sont les alliés des Oulhamr. Mais les Hommes-du-Feu ont l’avance et sont rapides… Aoûn seul peut les rattraper. »

Waô comprit ses gestes et les expliqua aux autres. Une tristesse pesante descendit sur les Lémuriens.

Quand Aoûn commença de gravir le versant, Waô pleurait et Rah poussait une plainte semblable à celle des dhôles blessés. Ils allèrent jusqu’à la cime où le plateau recommençait. L’Oulhamr filait comme un loup : les Lémuriens l’appelèrent, et lui, s’arrêtant, les consola :

« Le fils de l’Urus reverra les Hommes-Velus ! »

Puis il reprit sa course. Parfois la piste devenait incertaine, parfois elle se révélait avec force. Quand les haltes des fugitifs imprégnaient la terre d’effluves persistants, le nomade retrouvait des herbes que Zoûhr avait longtemps tenues dans sa main et qu’il avait rejetées ensuite : Aoûn reconnaissait la ruse subtile du Wah. Il s’étonnait de ce que les Chelléens laissassent vivre leur prisonnier qui, moins agile qu’eux, devait entraver la fuite.

Jusqu’au soir, il ne prit d’autre repos que deux haltes très courtes. Le soir même, il continua à chercher au clair de lune et des étoiles. La piste était de plus en plus fraîche. Mais quand il se coucha, épuisé parmi des rocs, il était loin encore des fugitifs.

À l’aube, il contourna un petit lac et se retrouva dans la sylve. Plus d’une fois, il eut des incertitudes et s’égara, mais vers le milieu du jour, lorsqu’il allait prendre du repos, il eut un long tressaillement. La piste devenait plus nette : le nombre des Chelléens avait doublé, un faible parti de chasse s’étant joint à ceux qui emmenaient Zoûhr. Même, Aoûn put déterminer la route par où les nouveaux étaient arrivés. Il y avait maintenant six adversaires à combattre et, sans doute, on approchait des territoires de la horde.

La lutte semblait impossible. Tout autre Oulhamr qu’Aoûn ou Naoh eût renoncé à la poursuite. Un instinct plus fort que toute prudence emporta le fils de l’Urus et il se fiait aussi à sa vélocité, égale à celle des hémiones : jamais les Chelléens aux jambes brèves ne pourraient l’atteindre.

De nouvelles heures coulèrent ; le déclin du second jour approchait, lorsque, malgré le nombre de ceux qu’il poursuivait, Aoûn se trouva perdu, au passage d’une rivière. Comme elle était peu profonde, le nomade l’avait franchie sans peine, mais, à l’autre rive, il n’y avait plus de piste.

Il chercha désespérément : le soir était venu depuis longtemps sans qu’il eût rien découvert. Alors, il s’assit las et triste, sans courage pour allumer du feu.

Après un court repos, il se remit en route. Dans une terre inégale, où les éclaircies succédaient aux boqueteaux, des émanations lui parvinrent, que le vent favorable rendait plus intenses. C’étaient bien les émanations des Hommes-du-Feu, et pourtant, il croyait percevoir des différences. Rien n’annonçait la présence de Zoûhr.

Il marcha avec précaution parmi les broussailles et les bambous, rampa parmi les herbes hautes, et se trouva à proximité de ceux qu’il cherchait. Un grondement le fit tressaillir ; deux silhouettes verticales se dressèrent, dont il n’avait pas deviné la présence, à cause du vent qui emportait les effluves.

On l’avait vu. Il fallait se tenir prêt au combat. La lune, déjà grande, éclairait vivement les deux silhouettes : il reconnut que ce n’était pas des hommes, mais des femmes. Trapues, les jambes courtes, avec le torse et le visage épais des Chelléens, elles tenaient chacune un long et lourd épieu.

Chez les Oulhamr, les femmes maniaient rarement les armes. Quoiqu’il eût vu les Lémuriennes presque égales aux mâles, le nomade s’étonna de voir celles-ci dans une attitude menaçante. Aucune colère ne s’élevait en lui ; il parla d’une voix amicale :

« Aoûn n’est pas venu pour tuer des femmes. » Elles écoutaient, leurs faces crispées se détendirent. Pour les rassurer davantage, le fils de l’Urus se mit à rire, puis il avança lentement, la massue basse. L’une des femmes recula, bondit et tout à coup elles prirent le galop, soit par peur, soit pour aller avertir des compagnons. Mais leurs jambes courtes ne pouvaient lutter contre les jambes de l’Oulhamr : il les rejoignit, puis les dépassa. Alors, côte à côte, les épieux pointés, elles attendirent… Il secoua nonchalamment la massue en murmurant :

« La massue romprait sans peine les épieux. » Par un mouvement où il y avait plus de crainte que d’animosité, une des femmes darda son arme. Aoûn la rabattit, en brisa la pointe et, sans riposter, il reprit :

« Pourquoi faites-vous la guerre au fils de l’Urus ? » Elles comprirent qu’il les épargnait et l’épièrent, ébahies. La confiance croissait en elles. Celle qu’il n’avait pas frappée baissa son épieu et fit des signes de paix, bientôt répétés par l’autre. Puis elles se mirent en marche. Confiant dans ses sens et son agilité, Aoûn les suivait. Tous trois avancèrent contre le vent, sur une longueur de quatre mille coudées. Ils atteignirent une terre plantée de fougères où, à la clarté de la lune, le nomade aperçut d’autres femmes. À la vue de l’homme, elles s’étaient dressées, elles gesticulaient, en poussant des clameurs, auxquelles répondaient les arrivantes.

Quelque temps, Aoûn craignit des pièges. Il pouvait encore fuir, la route était libre ; mais une insouciance, née de la fatigue, de la solitude et de la douleur, s’élevait en lui. Quand l’inquiétude revint, il était arrivé au campement : les femmes le cernaient.

Il y en avait douze, avec celles qui avaient amené le nomade ; plusieurs enfants se tenaient parmi elles et on en voyait dormir deux ou trois, encore tout petits. La plupart des femmes étaient jeunes, de rude structure, avec des mâchoires énormes, mais l’une d’elles avait la taille flexible des filles de Gammla, les plus belles des Oulhamr. Une crinière étincelante coulait sur ses épaules ; ses dents luisaient comme la lune de nacre. Une force douce et craintive pénétra le cœur du guerrier ; les souvenirs brillants, s’élevant tous ensemble, s’unirent à l’image fraîche de l’étrangère.

Les femmes formaient un cercle plus étroit. L’une d’elles aux bras durs, aux épaules épaisses, se tenait face à face avec le fils de l’Urus. L’énergie s’exhalait de ses prunelles étincelantes et de son visage aux joues musculeuses. Il comprit qu’elle lui proposait l’alliance, et comme il ignorait les races où les hommes et les femmes forment des hordes séparées, il chercha des yeux les mâles. N’en apercevant aucun, il fit des gestes d’acquiescement. Toutes alors eurent un rire, suivi de signes amicaux, qu’il comprenait mieux que les signes des Lémuriens.

Cependant, elles demeuraient étonnées. Jamais aucun guerrier de cette stature et dont la parole fût si différente de la leur, n’avait paru devant elles. Leur horde connaissait trois sortes d’humains : ceux dont Aoûn avait rencontré un parti de chasse et dont Zoûhr était prisonnier ; les Lémuriens, qu’elles avaient rarement vus et qu’elles ne combattaient point ; enfin, les êtres de leur race, où les hommes et les femmes ne se mêlaient pas d’habitude, et dont des rites farouches consacraient les mariages. Même si Aoûn eût appartenu à leur propre race, elles l’eussent rejeté, ou soumis à de rudes épreuves. Elles ne l’accueillaient qu’attirées par la singularité de l’aventure et parce qu’elles passaient par une période néfaste. La moitié d’entre elles avaient péri à la suite de désastres ou sous les coups des Chelléens ; la plupart des enfants étaient morts.

En outre, ayant perdu le feu, elles erraient misérables sur la terre, abattues par le sentiment de leur déchéance et pleines de haine contre leurs ennemis.

Il leur fut doux d’avoir pour allié cet étranger à la haute stature, qui semblait aussi fort que les gayals. Longtemps, pressées autour de lui, tentant de comprendre ses gestes et de lui apprendre les leurs, elles finirent par savoir qu’il recherchait un compagnon dont il avait perdu la piste. Il leur plaisait d’imaginer que les adversaires de l’Oulhamr étaient les hommes mêmes qu’elles exécraient.

Aoûn, devinant qu’on avait tué leur feu, se mit à rassembler des herbes sèches. À l’aide de brindilles et de ses pierres, il fit naître la flamme. Avec des cris d’enthousiasme, les plus jeunes sautaient autour de lui en prononçant des paroles qui, répétées en chœur, formaient une manière de mélopée. Quand la vie rouge se répandit sur les branches, les acclamations devinrent frénétiques. Seule la fille aux joues fines ne criait pas : elle contemplait le feu et le nomade dans un ravissement silencieux ; lorsqu’elle parlait, c’était à voix basse, d’une manière craintive et séduisante.

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