LA FUITE DEVANT LES CHELLÉENS

Aoûn, Zoûhr et les femmes fuyaient. Depuis une semaine, ils étaient poursuivis par la horde chelléenne. Une femme l’avait signalée d’abord, et, du haut d’un massif rocheux, Aoûn avait compté près de trente hommes. À cause du Wah, la marche des fugitifs était retardée, mais Ouchr connaissait des détours à travers la sylve ou les marécages et Zoûhr inventait des stratagèmes pour égarer l’ennemi. Chaque fois qu’un cours d’eau était peu profond, on marchait dans le lit vers l’aval ou l’amont ; à plusieurs reprises, Ouchr ou Aoûn mirent le feu aux herbes sèches à travers lesquelles on avait cheminé. Ainsi les Chelléens perdaient la trace : nombreux et opiniâtres, ils se dispersaient pour la retrouver. Le huitième jour, la troupe traversa la rivière torrentueuse au bord de laquelle Aoûn avait quitté les Lémuriens. L’Oulhamr aurait voulu marcher vers l’amont ; Ouchr indiqua une route plus sûre et ils remontèrent au sud du plateau.

Le jour de la lune nouvelle vint, sans qu’on eût revu les Chelléens. La halte fut heureuse. C’était dans la jungle, car, peu à peu, les fugitifs avaient obliqué vers la plaine et on approchait du fleuve. D’immenses bambous enveloppaient l’éclaircie. Le jour était clair encore ; hommes et femmes préparaient le bûcher et construisaient un refuge d’épines, de lianes ou de tiges. Le jour rouge suivit le jour d’ambre ; une haleine fine semblait rejoindre les nuages ; on entendait le bruissement des végétaux innombrables, et l’âme d’Aoûn s’emplit d’une douceur solennelle. Cette même faiblesse qui lui faisait donner la vie aux vaincus, le rendait tendre auprès de Djêha aux épaules flexibles. Sa force se sentait peureuse devant les lourds cheveux ou la lueur charmante des prunelles ; sa crainte était plus enivrante qu’une victoire. Des rêves couraient en lui, obscurs et fugitifs. Parfois, lorsqu’il songeait que le consentement d’Ouchr était nécessaire, la violence des Oulhamr secouait ses côtes et il se révoltait contre la possibilité d’un refus. Mais, au fond, il se soumettait aux coutumes de ces femmes, qui partageaient ses périls.

Quand les étoiles parurent entre les bambous, il joignit la femme-chef, qui finissait son repas, et demanda :

« Ouchr me donnera-t-elle Djêha comme femme ? »

Ouchr, ayant compris, demeurait indécise. Les lois de sa race étaient anciennes ; à force de se répéter, elles avaient pris de la force et de la précision. Les femmes de la horde ne devaient s’unir ni aux Chelléens ni aux Lémuriens. Mais le malheur avait apporté une incertitude profonde. Ouchr ignorait s’il y avait encore des hommes de sa race. Et Aoûn était son allié.

Elle répondit :

« Voici. Il faut d’abord échapper aux ennemis. Alors, Ouchr frappera Djêha à la poitrine – et elle sera la femme d’Aoûn. »

L’Oulhamr ne comprit qu’une partie de la réponse ; une joie fervente entra dans son cœur. Il ne vit pas qu’Ouchr était triste ; elle ne comprenait pas pourquoi il préférait cette jeune fille flexible à la femme-chef, aux mains musculeuses et aux lourdes mâchoires.

Le lendemain et le surlendemain, la fuite continua. Maintenant le fleuve était tout proche. Une ligne de rochers parut qui ressemblait à celle où gîtait le félin géant. Aucun indice n’annonçait les ennemis ; Ouchr elle-même commençait à croire qu’ils avaient renoncé à la poursuite. Pour en être sûre, elle monta, avec Aoûn et Zoûhr, sur un roc élevé d’où l’on dominait l’espace. Parvenus sur la cime, ils virent, à grande distance, le fleuve qui s’infléchissait entre deux steppes, puis, plus loin, à l’orée d’une jungle, des formes verticales qui s’avançaient.

« Les Hommes-Dhôles ! » fit Ouchr.

Aoûn s’assura que leur nombre n’avait pas décru et remarqua :

« Ils ne suivent pas notre trace.

– Ils la trouveront ! » affirma Ouchr.

Zoûhr ajouta pensif :

« Nous devons traverser le fleuve ! »

C’était une tentative à peine possible aux meilleurs nageurs, et les crocodiles abondaient dans la vase, sur les îles, sur les promontoires. Mais les Wah connaissaient l’art de passer sur les eaux à l’aide de grosses branches ou de troncs fendus, reliés par des lianes et des tiges. Zoûhr emmena la troupe jusqu’à la rive du fleuve où foisonnaient les peupliers noirs. Deux troncs échoués dans un havre rendirent la construction plus rapide. Avant le milieu du jour, le radeau se trouva prêt. Mais l’ennemi était proche. On discernait son avant-garde au tournant, à une distance de trois à quatre mille pas.

Quand l’esquif se détacha de la rive, les Chelléens poussèrent une vocifération retentissante. Aoûn répondit par le cri de guerre tandis que les femmes hurlaient comme des louves. Les fugitifs dérivaient obliquement. Comme ils étaient en amont, ils se rapprochaient de leurs ennemis, et les deux bandes finirent par se trouver face à face. Une distance de deux cents coudées à peine les séparait. On voyait les Chelléens assemblés sur un promontoire, au nombre de vingt-neuf, tous trapus, avec des mâchoires de dhôles et des mains musculeuses. Une férocité violente faisait reluire leurs yeux circulaires. Plusieurs firent mine de se jeter à la nage, mais un python et plusieurs crocodiles apparaissaient parmi les lotus.

Cependant, Aoûn, Zoûhr et les femmes, à l’aide de branches, faisaient dévier l’embarcation. Elle passa entre deux îles, tournoya sur elle-même, revint un moment vers la rive où se tenaient les Hommes-Dhôles, puis se dirigea vers le sud-est. Enfin, elle atterrit sur l’autre rive et les femmes insultèrent les Chelléens.

La troupe s’enfonça dans la jungle jusqu’à ce qu’elle fût arrêtée par un affluent du fleuve. C’était un cours d’eau peu profond dont on pouvait facilement suivre le lit. Mais auparavant Zoûhr fit couper en fragments la peau d’un rucervus et il expliqua qu’au sortir de la rivière, chacun s’emmailloterait les pieds. Ils débarquèrent sur un cap rocheux et, tous ayant les pieds enveloppés, on aspergea d’eau le lieu de la halte.

« Zoûhr est le plus rusé des hommes ! s’exclama l’Oulhamr… Les Hommes-Dhôles croiront reconnaître le passage d’un troupeau ! »

Cependant, les Chelléens avaient si souvent retrouvé la piste que, jusqu’à la nuit, les fugitifs marchèrent sans relâche.

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