L’Ennemi invisible

Aoûn, Zoûhr et les Lémuriens passèrent une grande partie du jour à fortifier la caverne de manière à la rendre imprenable. Ces précautions, suffisantes contre les carnivores, qui finiraient toujours par s’éloigner, étaient insuffisantes contre des hommes. L’Oulharnr et le Wah savaient bien que les Nains-Rouges et les Kzamms étaient capables de cerner leurs ennemis pendant des semaines entières. S’enfermer dans la caverne devant un ennemi nombreux, c’était se condamner à mort. Mais contre une dizaine d’adversaires – et les hommes aperçus pendant la nuit n’étaient que sept – la caverne pouvait servir de piège.

Dans l’après-midi, on abattit plusieurs antilopes dont la chair devait être séchée au soleil et au feu ; les Lémuriens accumulèrent des provisions végétales.

En même temps, tous guettaient. Ils guettaient, naturellement, comme les dhôles et les chacals. Le terroir était difficile à envahir : au sud, la rivière et les rocs ; à l’orient, une longue lande ; à l’occident, une terre marécageuse. Il n’y avait qu’une voie franchement accessible, la forêt, qui s’étendait à l’arrière, mais en laissant entre elle et la caverne une surface commode à surveiller. En somme, aucune attaque à couvert n’était possible. Pour parvenir jusqu’au gîte, il fallait que les Hommes-du-Feu parcourussent de cinq cents à neuf cents pas sous la menace des propulseurs, des sagaies et des harpons.

Jusqu’au soir, aucune émanation suspecte ne fit pressentir une approche ennemie. Au crépuscule les Lémuriens s’éparpillèrent dans un rayon de trois mille coudées. Aoûn monta sur les plus hauts rocs sans rien découvrir. Si l’ennemi était venu, il se tenait à grande distance. L’Oulhamr commençait à se rassurer. Il dit à Zoûhr :

« Les Hommes-du-Feu n’étaient que sept : ils se sont éloignés. »

Il voulait dire que la présence d’un grand feu avait dû leur faire soupçonner un groupe assez nombreux pour se défendre. Zoûhr gardait son inquiétude. Plus prévoyant que les Oulhamr et peut-être que tous les autres hommes, il gardait une éternelle méfiance à cause de l’anéantissement de sa race par les Nains-Rouges. Il répondit :

« S’ils ne sont pas venus, ils sont allés chercher des guerriers dans leur horde !

– Leur horde est loin ! affirma insoucieusement l’Oulhamr. Pourquoi reviendraient-ils ?

– Parce que les Hommes-de-la-Forêt n’allument pas le feu. Ils voudront savoir quels hommes nouveaux sont dans la forêt. »

La réponse préoccupa Aoûn. Ayant disposé les guetteurs de manière à éviter toute surprise, il se rassura. Comme d’habitude, il prit la première veille. Le croissant, plus large et plus lumineux, ne devait se coucher que vers le milieu de la nuit. Cette circonstance, favorable à Aoûn, importait peu aux Lémuriens nyctalopes ; les ténèbres leur donnaient plutôt l’avantage. Dans la grande nuit, à peine si l’on percevait la voix de quelque fauve en chasse. Assis auprès du feu, Aoûn vivait sans pensée et sans rêve ; ses sens seuls veillaient. Les trois guetteurs lémuriens étaient plus engourdis encore, mais la moindre émanation suspecte les eût dressés en sursaut. Leur ouïe et leur odorat, aussi infaillibles que ceux des dhôles, étaient tendus comme des réseaux subtils sur l’ambiance.

Le croissant arrivait aux deux tiers de sa course, lorsque Aoûn leva la tête. Il vit le feu réduit en braises écarlates et, machinalement, y jeta une brassée de bois. Puis, flairant l’espace avec incertitude, il regarda les veilleurs. Deux s’étaient redressés, imités bientôt par le troisième.

De faibles effluves arrivaient de la sylve.

Cela ressemblait si fort aux effluves des Lémuriens qu’Aoûn crut à la présence de rôdeurs de cette race. Il marcha vers Rah ; Rah, l’oreille tendue, les narines larges ouvertes, avait un grelottement des épaules. Quand Aoûn fut proche, il tendit la main vers la forêt, il balbutia des syllabes incompréhensibles. Aoûn comprit : les hommes-chelléens étaient venus !

Cachés dans les futaies profondes, ils voyaient le feu, ils voyaient l’Oulhamr, tandis qu’ils demeuraient invisibles.

Pourtant, aucune surprise immédiate ne paraissait possible. Tout autour de la caverne, la terre était plantée d’herbes dont à peine quelque arbre isolé, quelque faible îlot de broussailles rompaient la monotonie.

Sous la lueur cendreuse de la lune, l’œil aigu d’Aoûn percevait les détails du site. Sa poitrine se gonflait d’audace ; il eut peine à retenir le cri de guerre qui lui montait de la gorge. La haine bouillonnait en lui, parce que les Hommes-du-Feu avaient passé la rivière, contourné la lande, pour attaquer le campement. Ils montraient ainsi leur acharnement, leur courage et leur hostilité.

Avant d’éveiller Zoûhr, il rôda dans l’aire qui enveloppait la caverne, cherchant à mieux situer les émanations et à dénombrer les ennemis. Il tenait à la main son propulseur ; deux sagaies, un harpon étaient suspendus à ses épaules. Il désirait attirer les Chelléens hors de la forêt : comme ils ne savaient que lancer des pierres à l’aide de leurs mains, il en blesserait ou en tuerait plusieurs avant qu’ils fussent assez proches pour le blesser lui-même.

Cependant, les Lémuriens sortaient un à un de la caverne, avertis d’une présence insolite ; Zoûhr les accompagnait. Grâce à Waô, il connut tout de suite le danger.

Le grand Oulhamr épiait alternativement ses alliés et la masse frémissante des ramures. Ceux qui se dissimulaient là-bas ne devaient pas dépasser le nombre de sept. Or, il y avait huit Lémuriens mâles, quatre femmes, qui valaient presque les hommes, plus Aoûn et Zoûhr. Si les Lémuriens montraient du courage, les chances étaient pour les alliés. Mais, visiblement, la plupart étaient terrifiés et ne tiendraient pas devant une attaque vigoureuse. Seuls, le Trapu, Rah, Waô et un adolescent aux yeux vifs montraient du courage.

« Y a-t-il autant de guerriers qu’hier autour du feu ? demanda Zoûhr.

– Il n’y en a pas plus ! répondit Aoûn. Faut-il pousser le cri de guerre ? »

Zoûhr préférait l’alliance à la bataille. Il finit par dire :

« La forêt est grande… il y a des proies pour tous les hommes. Zoûhr peut-il parler aux Hommes-du-Feu ? »

Malgré son irritation, Aoûn accepta, et le Wah éleva la voix, sur un ton de mélopée qui la rendait plus douce :

« Le fils de l’Urus et le fils de la Terre n’ont jamais combattu les Hommes-du-Feu ! Ils ne sont pas leurs ennemis. »

La forêt demeurait silencieuse. Aoûn clama à son tour :

« Aoûn a tué la bête rouge ! Aoûn et Zoûhr ont tué le tigre… Ils ont des massues, ils ont des harpons et des sagaies ! Si les Hommes-du-Feu veulent la guerre, aucun ne rejoindra sa horde. »

On n’entendit que le frôlement léger de la brise. Aoûn fit cent pas vers la sylve et sa voix s’éleva plus retentissante :

« Les Hommes-du-Feu ne veulent-ils pas répondre ? »

Maintenant qu’il était plus proche, il percevait mieux les effluves. Et, sachant qu’on le guettait, il fut saisi d’une fureur grandissante. Frappant du poing contre sa poitrine, son cri s’éleva comme le hurlement des loups :

« Aoûn ouvrira vos poitrines. Il donnera vos chairs aux hyènes. »

Un grondement se répercuta sous les arches sombres. L’Oulhamr fit cent pas encore. Il n’était plus qu’à trois coudées de la lisière. Il cria à Zoûhr de ne pas le suivre, et menaça :

« Le fils de l’Urus écrasera vos faces ! »

Il espérait que les autres, le voyant isolé, prendraient l’offensive.

Les émanations parurent un moment plus proches, puis elles s’éloignèrent. Et Aoûn ayant avancé encore de cent cinquante coudées, dressa sa grande stature. Avec le propulseur, il aurait pu maintenant lancer une sagaie jusqu’à la lisière.

Un cri d’alarme s’éleva. À gauche, d’un buisson avancé, trois hommes venaient de surgir. Ils prirent le galop, transversalement, dans le but de couper la retraite à Aoûn. Le nomade avait vu… Avec un rire de défi, il se retira sans hâte, ayant glissé une sagaie dans le propulseur. Au même instant, trois autres hommes surgirent à droite… L’épouvante rapetissa le cœur des Lémuriens. La moitié de la troupe s’éparpilla, mais Rah, Waô, l’adolescent, le Trapu et un vieillard tinrent ferme : même Waô s’élança pour rappeler une femme qui se sauvait vers la sylve.

Les six Chelléens cherchèrent à se rejoindre pour couper la retraite à l’Oulhamr. Le propulseur tournoya, la sagaie se planta dans l’épaule d’un des agresseurs ; Zoûhr dessina une attaque avec Rah. Surpris de la distance à laquelle l’Oulhamr avait frappé, étonnés de voir le Wah mener les Lémuriens, et craignant une surprise, les Hommes-du-Feu se retirèrent.

Ceux de droite avaient capturé Waô.

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