Les hommes-du-feu

Pendant plusieurs semaines, Aoûn, Zoûhr et leurs alliés errèrent dans la sylve. La vie demeurait abondante et facile. Les Lémuriens découvraient sans peine les sources, percevaient de loin les fauves, déterraient des racines comestibles et extrayaient la moelle du sagou. Le soir, autour du feu, la sécurité était complète. La petite horde défiait les attaques : Aoûn et Zoûhr avaient taillé des massues et des haches pour leurs compagnons qui, après quelque temps, s’en servirent sans maladresse. Tous semblaient prêts à braver les carnivores sous le commandement de l’Oulhamr. Comme les semnopithèques, ils avaient des âmes faites pour le troupeau ; ils pouvaient devenir redoutables, pourvu qu’on leur inspirât confiance. Celle que leur inspirait Aoûn devenait peu à peu absolue. Ils aimaient naïvement cette poitrine de colosse et ces bras irrésistibles ; la voix tonnante les ravissait jusqu’au rire ; le soir, quand les lueurs cuivreuses du feu dansaient sur les herbes ou se prolongeaient sous les arches des arbres, ils se rassemblaient autour de l’Oulhamr avec des cris de bonheur. Tout ce qui les terrifiait chez les Hommes-du-Feu se transformait en sécurité. La présence de Zoûhr leur était presque aussi agréable. Ils connaissaient sa ruse ingénieuse, ils savaient que le géant écoutait ses conseils, il comprenait leurs gestes et leurs obscures paroles. Mais il y avait une sorte d’égalité entre eux et lui ; ils l’aimaient presque à la manière dont ils s’aimaient entre eux, tandis que leur prédilection pour Aoûn avait un caractère fétichique.

À mesure qu’on avançait vers le sud, les Lémuriens montraient une hésitation qui, souvent, prenait une allure de crainte. Waô expliqua qu’on arrivait au bout de la sylve. Le plateau s’inclinait, la chaleur devenait plus vive, les palmiers, les lianes, les banians, les bambous recommençaient à se multiplier.

Un après-midi, ils furent arrêtés par une déclivité presque verticale. Une rivière torrentielle coulait dans une vallée étroite. À l’autre rive, le versant remontait, sans s’élever à la hauteur où se trouvaient les nomades. Et l’on apercevait une grande savane, entrecoupée d’îles arborescentes.

Les Lémuriens, longtemps tapis parmi les arbustes, scrutaient la savane avec des prunelles vacillantes. Et Zoûhr, ayant interrogé Waô, dit au fils de l’Urus :

« C’est le pays des Hommes-du-Feu ! »

Aoûn l’épia avec une curiosité farouche.

Zoûhr ajouta :

« Quand ils viennent dans la forêt, ils tuent les Hommes-Velus et les mangent comme des axis ou des antilopes. »

Alors, une colère s’éleva dans la poitrine de l’Oulhamr, car il se souvint des Kzamms, dévoreurs d’hommes, sur qui Naoh avait reconquis le feu.

L’endroit était propice au campement. Il y avait dans le roc une longue caverne facile à défendre contre les fauves et contre les hommes et, devant la caverne, un espace découvert où l’on pouvait allumer un feu que d’épaisses broussailles rendraient invisible de l’autre rive. Aidés par les Lémuriens, Aoûn et Zoûhr fortifièrent l’entrée de la caverne. Quand le soir approcha, elle était solidement défendue pour résister à l’attaque de trente hommes.

Le fils de l’Urus dit :

« Aoûn, Zoûhr et les Hommes-Velus sont plus forts que les Hommes-du-Feu ! »

Il se mit à rire, de son rire de victoire, et sa gaieté se répandit parmi les autres. Le soleil doubla dans la rivière son image écarlate ; les nuages s’emplirent de gloires fabuleuses : ils furent pareils à ces rocs rouges qui s’élèvent au nord du pays des Wah, ils s’ouvrirent sur des savanes de scabieuses et des abîmes de soufre. Et le feu fut beau dans la chute des ombres. Un vent frais l’aidait à dévorer les écorces et les branches ; un axis entier rôtissait pour la horde ; les Lémuriens, guidés par Zoùhr, cuisaient leurs racines, leurs fèves et leurs champignons.

À la fin du repas, Rah, qui se tenait près des broussailles, se dressa en sursaut, en proférant des sons confus. Son bras se tendait vers l’autre rive.

Aoûn et Zoûhr pénétrèrent dans le fourré et tressaillirent : à la gauche du campement, sur l’autre rive, un feu commençait à luire. Il était faible encore, il hésitait le long des rameaux et des ramilles. Puis, il s’anima, des flammes s’élevaient en bonds brusques. Une fumée rouge flottait. Les flammes grandirent et parurent vaincre les ténèbres ; leur palpitation se prolongeait sur la steppe ; on apercevait des silhouettes tantôt noires, tantôt cuivreuses, selon qu’elles passaient devant ou sur les côtés du feu.

Tous les Lémuriens avaient suivi Aoûn. Ils regardaient ardemment, à travers les interstices des broussailles, les mouvements de leurs ennemis. Un frémissement de crainte les agitait par intervalles. Les plus vieux se souvenaient de fuites éperdues ; ils revoyaient des compagnons assommés à coups d’épieu ou de hache.

À mesure qu’il épiait, Aoûn percevait mieux la scène. Les Hommes-du-Feu embrochaient des morceaux de gibier et les faisaient rôtir à la flamme. Ils étaient sept, tous des mâles, et formaient sans doute une de ces expéditions de chasse comme il y en avait fréquemment chez les Oulhamr, les Nains-Rouges, les Kzamms, et jadis les Wah. L’un d’eux chauffait au feu, pour la durcir, la pointe d’un épieu. Il ne semblait pas qu’ils se fussent avisés de la présence d’un autre feu. Leur campement était situé plus bas que celui de Aoûn et de Zoûhr. La broussaille formait pour eux un rideau presque impénétrable. Mais Aoûn devina bientôt qu’ils s’étaient aperçus de quelque chose. Parfois, l’un ou l’autre se tournait vers le roc-plateau et regardait.

« Ils voient la lueur de notre feu ! » dit Zoûhr.

Leur tranquillité l’étonnait. Peut-être croyaient-ils que le campement était occupé par des hommes de leur horde. Il interrogea Waô. Elle montra la rivière, puis l’aval et l’amont, et fit comprendre qu’il n’y avait aucun passage, sinon très loin. Le courant était si rapide qu’aucun homme ni aucune bête ne pouvait le traverser à la nage. Il faudrait marcher jusqu’au jour pour atteindre le campement ennemi. De part et d’autre, la sécurité était momentanément complète.

Longtemps encore, Aoûn observa ces êtres plus proches de sa race que les Lémuriens et qui, toutefois, ressemblaient plus aux Kzamms qu’aux Oulhamr. Malgré la distance, il percevait les jambes brèves, les torses plus profonds que larges, mais il ne voyait guère leurs crânes plus étroits que ceux des Dévoreurs d’hommes, leurs gueules pesantes et leurs énormes arcades sourcilières.

« Les Hommes-du-Feu ne nous attaqueront pas cette nuit ! affirma Aoûn. Oseront-ils nous attaquer demain ? »

Son cœur belliqueux ne redoutait pas la bataille ; il croyait à la victoire. Si les Lémuriens étaient plus faibles que les ennemis, ils les dépassaient par le nombre, et l’Oulhamr comptait sur sa propre force comme sur la ruse de Zoûhr. Il demanda :

« Les Hommes-du-Feu ont-ils des sagaies et des harpons ? »

Interrogée par le fils de la Terre, Waô mit quelque temps à comprendre, puis elle s’adressa au plus ancien de ses compagnons.

« Ils lancent des pierres », répondit Zoûhr quand il eut démêlé la gesticulation des Lémuriens.

« Et ils ne tirent pas le feu des pierres ! » s’exclama joyeusement Aoûn.

Il avait fini par discerner deux feux menus, à quelque distance du grand feu, qui brûlaient dans des cages de pierre. Si on leur tuait le feu, comme jadis on l’avait fait aux Oulhamr, avant que Naoh eût rapporté le secret des Wah, ils retourneraient vers leur horde.

La nuit fut paisible. Aoûn, qui prit la première veille, put d’autant plus facilement surveiller l’ennemi, que la lune se coucha plus tard que le soir précédent. En même temps, deux Lémuriens veillaient. Ils avaient appris la nécessité de la vigilance et ils se relayaient naturellement lorsqu’un péril les menaçait. Aucun ne les excitait davantage que le voisinage des Hommes-du-Feu.

Quand Zoûhr dirigea à son tour la veille, la lune était couchée et, là-bas, le feu ne jetait plus que des lueurs pâlissantes. Les guerriers étaient endormis, sauf un dont on voyait la silhouette circuler dans la demi-ombre. Bientôt, Zoûhr ne le discerna plus, mais les yeux nyctalopes de Rah continuaient à le voir malgré la distance. La nuit avança. Des centaines d’astres avaient croulé dans l’occident, d’autres ne cessaient de paraître et de monter vers le zénith. Seule une étoile rouge demeurait immobile dans le septentrion. Vers l’aube, la vapeur qui se formait sur la rivière voila peu à peu le versant opposé.

Le campement des Hommes-du-Feu devint invisible.

Après le lever du jour, le brouillard persista. Le vent du matin y faisait des trouées ; le soleil l’évaporait. Peu à peu le site devint visible. On ne discerna d’abord que la cime ; puis la brume refluée, déchiquetée, laissa apercevoir le versant.

Enfin, les Lémuriens poussèrent une sorte de plainte : il n’y avait plus d’Hommes-du-Feu. Seules, quelques cendres, quelques braises noirâtres montraient la place où ils avaient campé.

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