V

La période la plus pénible de ma vie, ce fut de douze à dix-huit ans.

D’abord, mes parents essayèrent de m’envoyer au collège ; je n’y connus que misères et déboires. Au prix de difficultés épuisantes, j’arrivais à exprimer d’une manière quasi compréhensible les choses les plus usuelles : ralentissant à grand effort mes syllabes, je les jetais avec maladresse, et avec des accents de sourd. Mais, dès qu’il s’agissait de quelque chose de compliqué, ma parole reprenait sa fatale vitesse ; plus personne n’arrivait à me suivre. Je ne pus donc pas faire constater mes progrès oralement. D’autre part, mon écriture était atroce, mes lettres enjambaient l’une sur l’autre, et, dans mon impatience, j’oubliais des syllabes, des mots : c’était un galimatias monstrueux. D’ailleurs, l’écriture m’était un supplice peut-être plus intolérable encore que la parole, d’une lourdeur, d’une lenteur asphyxiantes ! – Si, parfois, à force de peine et suant à grosses gouttes, j’arrivais à commencer un devoir, bientôt j’étais à bout d’énergie et de patience, je me sentais évanouir. Je préférais alors les remontrances des maîtres, les fureurs de mon père, les punitions, les privations, les mépris, à ce travail horrible.

Ainsi, j’étais privé presque totalement de moyens d’expression : objet de ridicule, déjà, par ma maigreur et ma teinte bizarre, par mes yeux étranges, je passais encore pour une manière d’idiot. Il fallut me retirer de l’école, se résigner à faire de moi un rustre. Le jour où mon père décida de renoncer à toute espérance, il me dit avec une douceur inaccoutumée :

– Mon pauvre garçon, tu vois, j’ai fait mon devoir…, tout mon devoir ! Ne me reproche jamais ton sort !

J’étais violemment ému ; je pleurais à chaudes larmes : jamais je ne ressentis avec plus d’amertume mon isolement au milieu des hommes. J’osai embrasser tendrement mon père ; je murmurais :

– Ce n’est pourtant pas vrai que je suis un imbécile !

Et, de fait, je me sentais supérieur à ceux qui avaient été mes condisciples. Depuis quelque temps, mon intelligence avait pris un remarquable développement. Je lisais, je comprenais, je devinais, et j’avais d’immenses éléments de méditation, en plus que les autres hommes, dans cet univers visible pour moi seul.

Mon père ne démêla pas mes paroles, mais il s’attendrit à ma caresse.

– Pauvre garçon ! dit-il.

Je le regardais ; j’étais dans une détresse affreuse, sachant trop que jamais le vide ne serait comblé entre nous. Ma mère, par intuition d’amour, voyait en ce moment que je n’étais pas inférieur aux autres garçons de mon âge : elle me contemplait avec tendresse, elle me disait de naïves douceurs venues du tréfonds de l’être. Je n’en étais pas moins condamné à cesser mes études.

À cause de ma faible force musculaire, on me confia le soin des ouailles et du bétail. Je m’en acquittais à merveille ; je n’avais pas besoin de chien pour garder des troupeaux où nul poulain, nul étalon n’était aussi agile que moi.

Je vécus donc, de quatorze à dix-sept ans, la vie solitaire des bergers. Elle me convenait mieux que toute autre. Livré à l’observation et à la contemplation, et aussi à quelques lectures, mon cerveau ne cessa de s’accroître. Je comparais sans cesse la double création que j’avais devant les yeux, j’en tirais des idées sur la constitution de l’univers, j’esquissais vaguement des hypothèses et des systèmes. S’il est vrai que mes pensées n’eurent pas à cette époque une parfaite corrélation, ne formèrent pas une synthèse lucide, – car c’était des pensées d’adolescent, incoordonnées, impatientes, enthousiastes, – elles furent cependant originales et fécondes. Que leur valeur dépendît surtout de ma complexion unique, je me garderai bien de le nier. Mais elles n’en recevaient pas toute leur force. Sans le moindre orgueil, je crois pouvoir dire qu’elles dépassaient notablement, en subtilité comme en logique, celles des jeunes gens ordinaires.

Seules elles apportèrent une consolation à ma triste vie de demi-paria, sans compagnons, sans communications réelles avec tous ceux de mon entourage, pas même avec mon adorable mère.

* * *

À dix-sept ans, la vie me devint décidément insupportable. Je fus las de rêver, las de végéter dans une île déserte de pensée. Je tombais de langueur et d’ennui. Je demeurais de longues heures immobile, désintéressé du monde entier, inattentif à tout ce qui se passait dans ma famille. Que m’importait de connaître des choses plus merveilleuses que les autres hommes, puisque aussi bien ces connaissances devaient mourir avec moi Que me faisait le mystère des vivants, et même la dualité de deux systèmes vitaux se traversant l’un l’autre sans se connaître ? Ces choses auraient pu me griser, me remplir d’enthousiasme et d’ardeur, si j’avais, sous quelque forme, pu les enseigner ou les partager. Mais quoi ! vaines et stériles, absurdes et misérables, elles contribuaient plutôt à ma perpétuelle quarantaine psychique.

Plusieurs fois, je rêvai d’écrire, de fixer, tout de même, au prix d’efforts continus, quelques-unes de mes observations. Mais, depuis que j’étais sorti de l’école, j’avais abandonné complètement la plume, et, déjà si mauvais écrivailleur, c’est à peine si je savais tracer, en m’appliquant, les vingt-six lettres de l’alphabet. Si encore j’avais conçu quelque espérance, peut-être eussé je persisté ! Mais qui prendrait au sérieux mes misérables élucubrations ? Où le lecteur qui ne me croirait fou ? Où le sage qui ne m’éconduirait pas avec dédain ou ironie ? À quoi bon, dès lors m’adonner à cette tâche vaine, à cet irritant supplice, presque semblable à ce que serait, pour un homme ordinaire, l’obligation de graver sa pensée sur des tables de marbre, avec un gros ciseau et un marteau de cyclope ! Mon écriture, à moi, aurait dû être sténographique – et encore, d’une sténographie plus rapide que l’usuelle.

Je n’avais donc point le courage d’écrire, et cependant j’espérais fervemment je ne sais quel inconnu, quelle destinée heureuse et singulière. Il me semblait qu’il devait exister, en tel coin de la terre, des cerveaux impartiaux, lucides, scrutateurs, aptes à m’étudier, à me comprendre, à faire jaillir de moi et à communiquer aux autres mon grand secret. Mais où ces hommes ? Quel espoir de les jamais rencontrer ?

Et je retombais dans une vaste mélancolie, dans les désirs d’immobilité et d’anéantissement. Durant tout un automne, je désespérai de l’Univers. Je languissais dans un état végétatif, d’où je ne sortais que pour me laisser aller à de longs gémissements, suivis de douloureuses révoltes.

Je maigris davantage, au point d’en devenir fantastique. Les gens du village m’appelaient, ironiquement, Den Heyligen Gheest, le Saint-Esprit. Ma silhouette était tremblante comme celle des jeunes peupliers, légère comme un reflet, et j’atteignais, avec cela, la stature des géants.

Lentement, un projet se mit à naître. Puisque ma vie était sacrifiée, puisque nul de mes jours n’avait de charme et que tout m’était ténèbres et amertume, pourquoi croupir dans l’inaction ? À supposer qu’aucune âme n’existât qui pût répondre à la mienne, du moins valait-il de faire l’effort pour s’en convaincre. Du moins valait-il de quitter ce morose pays, d’aller trouver dans les grandes villes les savants et les philosophes. N’étais-je pas en moi-même un objet de curiosité ? Avant d’appeler l’attention sur mes connaissances extra-humaines, ne pouvais-je exciter le désir de faire étudier ma personne ? Les seuls aspects physiques de mon être n’étaient-ils pas dignes d’analyse, et ma vue, et l’extrême vitesse de mes mouvements et la particularité de ma nutrition ?

Plus j’y rêvais, plus il me paraissait raisonnable d’espérer, et plus ma résolution croissait. Arriva le jour où elle fut inébranlable, où je m’en ouvris à mes parents. Ni l’un ni l’autre n’y comprit grand-chose, mais tous deux finirent par céder à des instances réitérées : j’obtins de pouvoir me rendre à Amsterdam, quitte à revenir si le sort m’était défavorable.

Je partis un matin.

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