IX

C’était un matin, dans un doux automne plein de nuages, qui se roulaient depuis une semaine sur la coupe du ciel, sans que la pluie en descendît. Van den Heuvel et moi parcourions le jardin. Le docteur était silencieux, tout absorbé par des spéculations dont j’étais l’objet principal. À la fin, il se mit à dire :

– C’est pourtant un joli rêve de voir à travers ces nuages… de percer jusqu’à l’éther, alors que nous…, aveugles que nous sommes…

– Si je ne voyais que le ciel !… répliquai-je.

– Ah ! oui, le monde tout entier si différent…

– Bien plus différent même que je ne vous l’ai dit !

– Comment ? s’écria-t-il avec une avide curiosité, m’auriez-vous dissimulé quelque chose ?

– Le principal !

Il se planta devant moi, me regarda fixement, avec une véritable angoisse, où se mêlait je ne sais quoi de mystique.

– Oui, le principal !

Nous étions arrivés auprès de la maison ; je m’élançai pour demander un phonographe. L’instrument qu’on apporta était d’envergure, fort perfectionné par mon ami, et pouvait enregistrer un long discours ; le domestique le déposa sur la table de pierre où le docteur et les siens prenaient le café par les beaux soirs d’été. Le bon appareil, horloge à miracle, se prêtait admirablement aux causeries. Notre conversation se poursuivit donc à peu près comme une conversation usuelle :

– Oui, je vous ai caché le principal, voulant d’abord votre entière confiance. Et maintenant même, après toutes les découvertes que mon organisme vous a permis de faire, je crains bien que vous ne me croyiez pas sans peine, du moins au début.

Je m’arrêtai pour faire répéter la phrase par l’instrument : je vis le docteur devenir pâle de la pâleur des grands savants devant une nouvelle attitude de la matière. Ses mains tremblaient.

– Je vous croirai ! dit-il avec une certaine solennité.

– Même si je prétends que notre création, je veux dire notre monde animal et végétal, n’est pas l’unique vie de la terre… qu’il en est une autre, aussi vaste, aussi multiple, aussi variée…, invisible pour vos yeux ?

Il soupçonna de l’occultisme et ne put s’empêcher de dire :

– Le monde du quatrième état… les âmes, les fantômes des spirites.

– Non, non, rien de semblable. Un monde de vivants condamnés comme nous à une vie brève, à des besoins organiques, à la naissance, à la croissance, à la lutte… un monde faible et éphémère autant que le nôtre, un monde soumis à des lois aussi fixes, sinon identiques, un monde aussi prisonnier de la terre, aussi désarmé devant les contingences… mais d’ailleurs complètement différent du nôtre, sans influence sur nous, comme nous sommes sans influence sur lui, – sauf par les modifications qu’il apporte à notre fonds commun, la terre, ou par les modifications parallèles que nous faisons subir à cette même terre.

J’ignore si Van den Heuvel me crut, mais à coup sûr il était sous le coup d’une vive émotion.

– Ils sont fluides, en somme ? demanda-t-il.

– C’est ce que je ne saurais dire, car leurs propriétés sont trop contradictoires, pour l’idée que nous nous faisons de la matière. La terre leur est aussi résistante qu’à nous, et de même la plupart des minéraux, quoiqu’ils puissent entrer un peu dans un humus. Ils sont encore totalement imperméables, solides, par rapport l’un à l’autre. Mais ils traversent, quoique parfois avec une certaine difficulté, les plantes, les animaux, les tissus organiques ; et nous, nous les traversons de même. Si l’un d’entre eux pouvait nous apercevoir, nous lui apparaîtrions peut-être fluides par rapport à eux, comme ils me paraissent fluides par rapport à nous ; mais il ne pourrait vraisemblablement pas plus conclure que je ne le puis, il serait frappé de contradictions parallèles… Leur forme a ceci d’étrange qu’ils n’ont point beaucoup d’épaisseur. Leur taille varie à l’infini. J’en ai connu qui atteignent cent mètres de longueur, d’autres menus comme nos plus petits insectes. La nutrition se fait, chez les uns, aux dépens de la terre et des météores ; chez les autres, aux dépens des météores et d’individus de leur règne, sans que, toutefois, elle soit une cause de meurtre comme chez nous, puisqu’il suffit au plus fort de prendre de la force et que cette force peut être soutirée sans exténuer les sources de la vie.

Le docteur me dit brusquement :

– Les voyez-vous depuis votre enfance ?

Je devinai qu’il supposait, au fond, quelque désordre survenu plus ou moins récemment dans mon organisme.

– Depuis mon enfance ! répliquai-je avec énergie… Je vous fournirai toutes les preuves désirables.

– Les voyez-vous maintenant ?

– Je les vois… le jardin en contient un grand nombre…

– Où ?

– Sur le chemin, sur les pelouses, sur les murailles, dans l’atmosphère… car vous saurez qu’il en est de terrestres et d’aériens… et aussi d’aquatiques, mais ceux-ci ne quittent guère la surface de l’eau.

– Sont-ils nombreux partout ?

– Oui, et à peine moins nombreux en ville qu’aux champs, dans les habitations que dans la rue. Ceux qui se plaisent à l’intérieur sont pourtant plus petits, sans doute à cause de la difficulté de passer, encore que les portes de bois ne leur soient pas un obstacle.

– Et le fer… la vitre… la brique…

– Leur sont imperméables.

– Voulez-vous m’en décrire un… plutôt de grande taille ?

– J’en vois un près de cet arbre. Sa forme est fortement allongée, assez irrégulière. Elle est convexe vers la droite, concave vers la gauche, avec des renflements et des échancrures : on pourrait imaginer ainsi la projection d’une gigantesque larve trapue. Mais sa structure n’est pas caractéristique du Règne, car la structure varie extrêmement d’une espèce (si l’on peut employer ici ce mot) à une autre. Son infime épaisseur est, en revanche, une qualité générale à tous : elle ne doit guère dépasser un dixième de millimètre, alors que sa longueur atteint cinq pieds et sa plus grande largeur quarante centimètres. Ce qui le définit au suprême, et tout son Règne, ce sont les lignes qui le traversent, un peu en tous sens, terminées par des réseaux qui s’affinent entre deux systèmes de lignes. Chaque système de lignes est pourvu d’un centre, espèce de tache légèrement renflée au-dessus de la masse du corps, et quelquefois, au contraire, creusée. Ces centres n’ont aucune forme fixe, tantôt presque circulaires ou elliptiques, tantôt contournés ou spiraloïdes, parfois divisés par plusieurs étranglements. Ils sont étonnamment mobiles, et leur grandeur varie d’heure en heure. Leur bordure palpite très fort, par une sorte d’ondulation transversale. Généralement, les lignes qui s’en détachent sont larges, bien qu’il en soit aussi de très fines ; elles divergent, elles finissent en une infinité de traces délicates qui s’évanouissent graduellement. Quelques lignes, cependant, beaucoup plus pâles que les autres, ne sont pas engendrées par des centres ; elles demeurent isolées dans le système et se croisent sans changer de nuance : ces lignes ont la faculté de se déplacer dans le corps, et de varier leurs courbes, tandis que les centres et les lignes de raccord demeurent stables dans leurs situations respectives… Quant aux couleurs de mon Moedig, je dois renoncer à vous les décrire : aucune n’entre dans le registre perceptible pour votre œil, aucune n’a de nom pour vous. Elles sont extrêmement brillantes dans les réseaux, moins fortes dans les centres, très effacées dans les lignes indépendantes qui, en revanche, possèdent un poli extrême, un métallique d’ultraviolet, si je puis ainsi dire… J’ai rassemblé quelques observations sur le mode de vie, de nutrition, d’autonomie des Moedigen, mais que je ne désire pas, actuellement, vous soumettre.

Je me tus ; le docteur se fit répéter deux fois les paroles inscrites par notre impeccable truchement, puis il demeura longtemps en silence. Jamais je ne le vis dans un pareil état : sa face était rigide, minéralisée, ses yeux vitreux, cataleptiques ; une sueur abondante coulait de ses tempes et mouillait ses cheveux. Il essaya de parler et ne le put. Il fit, tremblant, le tour du jardin, et, lorsqu’il reparut, son regard et sa bouche exprimaient une passion violente, fervente, religieuse : on eût dit un disciple d’une foi nouvelle plutôt qu’un paisible chasseur de phénomènes.

Il murmura enfin :

– Vous m’avez accablé ! Tout ce que vous venez de dire paraît désespérément lucide, et ai-je bien le droit de douter après ce que déjà vous m’avez appris de merveilles ?

– Doutez, lui dis-je avec chaleur, doutez hardiment… Vos expériences n’en seront que plus fécondes !

– Ah ! reprit-il d’une voix de rêve, c’est le prodige même, et si magnifiquement supérieur aux vains prodiges de la Fable !… Ma pauvre intelligence d’homme est si petite au prix de telles connaissances !… Mon enthousiasme est infini. Cependant, quelque chose en moi doute…

– Travaillons à dissiper vos incertitudes : nos efforts nous seront payés au centuple !

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