VIII

Le docteur prit dès le lendemain toutes les dispositions nécessaires. Il écrivit à mes parents ; il me donna un professeur de sténographie et se procura des phonographes. Comme il était fort riche, et tout à la science, il n’est expérience qu’il ne se proposât de faire, et ma vision, mon ouïe, ma musculature, la couleur de ma peau furent soumises à des investigations scrupuleuses, dont il s’enthousiasmait de plus en plus, s’écriant :

– Cela tient du prodige !

Je compris à merveille, après les premiers jours, combien il était important que les choses se fissent méthodiquement, du simple au composé, de l’anormal facile à l’anormal merveilleux. Aussi j’eus recours à une petite habileté, dont je ne fis pas un secret au docteur : c’était de ne lui révéler mes facultés qu’à mesure.

La rapidité de mes perceptions et de mes mouvements l’occupa tout d’abord. Il put se convaincre que la subtilité de mon ouïe répondait à la vitesse de ma parole. Des expériences graduées sur les bruits les plus fugitifs, que j’imitais avec aisance, les paroles de dix ou quinze êtres parlant à la fois et que je discernais parfaitement, démontrèrent ce point jusqu’à l’évidence. La vélocité de ma vision ne se prouva pas moindre ; et des essais comparatifs entre mon pouvoir de décomposer le galop d’un cheval, le vol d’un insecte, et le même pouvoir en des appareils de photographie instantanée, furent tout à l’avantage de mon œil. Quant aux perceptions des choses ordinaires, mouvements simultanés d’un groupe d’hommes, d’enfants en récréation, évolution d’instruments, pierrailles jetées en l’air ou petites boules lancées dans une allée pour être comptées au vol, – elles stupéfiaient la famille et les amis du docteur.

Ma course dans le grand jardin, mes bonds de vingt mètres, mon instantanéité à saisir les objets, ou à les rejoindre étaient plus admirés encore, non par le docteur, mais par son entourage. Et c’était un plaisir toujours nouveau, pour les enfants et la femme de mon hôte, lors d’une promenade à la campagne, de me voir devancer un cavalier lancé au galop ou suivre la course de quelque hirondelle : il n’est effectivement pur-sang à qui je ne puisse donner deux tiers d’avance, quel que soit le parcours, ni oiseau que je ne puisse aisément dépasser.

Pour le docteur, de plus en plus satisfait du résultat de ses expériences, il me définissait ainsi : « un être humain doué, en tous ses mouvements, d’une vitesse incomparablement supérieure, non seulement à celle des autres hommes, mais encore à celle de tous les animaux connus. Cette vitesse, retrouvée aussi bien dans les éléments les plus ténus de son organisme que dans l’ensemble, en fait un être si distinct du reste de la création qu’il mérite à lui seul de prendre un nom spécial dans la hiérarchie animale. Pour la conformation si curieuse de son œil, de même que pour la teinte violette de sa peau, il faut les considérer comme de simples indices de cet état spécial. »

Vérification faite de mon système musculaire, il ne s’y trouva rien de remarquable, sinon une excessive maigreur. Mon oreille, non plus, ne fournit pas de données particulières ; ni, d’ailleurs, sauf toujours la nuance, mon épiderme. Quant au cheveu, de couleur foncée, d’un noir violâtre, il était fin comme le fil de l’araignée, et le docteur en faisait une étude minutieuse.

– Il faudrait pouvoir vous disséquer ! me disait-il quelquefois en riant.

Le temps passait ainsi doucement. J’avais très vite appris à sténographier, grâce à l’ardeur de mon désir et à l’aptitude naturelle que je montrais pour ce mode de transcription rapide, où j’introduisis, du reste, quelques abréviations nouvelles. Je commençai de prendre des notes, que mon sténographe traduisait ; et pour le surplus, nous avions des phonographes, fabriqués sur un modèle spécialement imaginé par le docteur, et qui se trouvaient parfaitement adaptés à rendre ma parole, ralentie.

La confiance de mon hôte, à la longue, devint parfaite. Dans les premières semaines, il n’avait pu se défendre du soupçon – et c’était bien naturel – que la particularité de mes facultés n’allât pas sans quelque folie, quelque dérangement cérébral. Cette crainte écartée, nos relations furent tout à fait cordiales et, je crois, aussi captivantes pour l’un que pour l’autre. Nous faisions l’examen analytique de ma perception à travers un grand nombre de substances dites opaques, et à la coloration foncée que prenaient pour moi l’eau, le verre, le quartz, à une certaine épaisseur. On se souvient que je vois bien à travers le bois, les feuilles d’arbres, les nuages et beaucoup d’autres substances, que je distingue mal le fond d’une pièce d’eau à un demi-mètre de profondeur, et qu’une vitre, quoiqu’elle me soit transparente, l’est moins pour moi que pour le commun des hommes, et d’une couleur assez foncée. Un gros morceau de verre m’apparaît noirâtre. Le docteur se convainquit à loisir de toutes ces singularités, – frappé surtout de me voir distinguer les étoiles par les nuits nuageuses.

C’est à cette époque seulement que je commençai de lui dire que la couleur aussi m’arrive différente. Des expériences mirent hors de doute que le rouge, l’orange, le jaune, le vert, le bleu et l’indigo me sont parfaitement invisibles comme l’infra-rouge ou l’ultra-violet pour un œil normal. En revanche, je pus mettre en évidence que j’aperçois le violet et, au-delà du violet, une gamme de nuances, un spectre coloré au moins double du spectre qui s’étend du rouge au violet.

Ceci étonna le docteur plus que tout le reste. L’étude en fut longue minutieuse, et, d’ailleurs, conduite avec un art infini. Elle devint, entre les mains de l’habile expérimentateur, l’origine de subtiles découvertes dans l’ordre des sciences classées par l’humanité, lui donna la clef de phénomènes lointains de magnétisme, d’affinité, de pouvoir inducteur, le guida vers de nouvelles notions physiologiques. Savoir que tel métal comporte une série de nuances inconnues, variables avec la pression, la température, l’état électrique, que les gaz les plus diaphanes ont des couleurs distinctes, même sur une petite épaisseur ; se renseigner sur l’infinie richesse de tons d’objets qui paraissent plus ou moins noirs, alors qu’ils donnent une gamme plus magnifique dans l’ultra-violet que toutes les couleurs connues ; savoir enfin combien varient en nuances inconnues un circuit électrique, l’écorce d’un arbre, la peau d’un homme, en un jour, une heure, une minute, – on imagine aisément tout le parti que peut tirer un savant ingénieux de pareilles notions.

Quoi qu’il en soit, cette étude plongea le docteur dans les délices de la nouveauté scientifique, au prix desquelles les produits de l’imagination sont froids comme la cendre devant le feu. Il ne cessait de me dire :

– C’est clair ! Votre extra-perception lumineuse n’est, en somme que l’effet de votre organisme développé en vitesse !

Nous travaillâmes patiemment toute une année sans que je fisse mention des Moedigen – je voulais absolument convaincre mon hôte, lui donner des preuves innombrables de mes facultés visuelles avant de m’aventurer à la suprême confidence. Enfin, le moment arriva où je crus pouvoir tout dévoiler.

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