VI

De Zwartendam à Amsterdam, il y a une centaine de kilomètres environ. Je franchis facilement cette distance en deux heures, sans autre aventure que l’extrême surprise des allants et venants à me voir courir d’une telle vitesse, et quelques rassemblements aux abords des petites villes et des gros bourgs que je contournais. Pour rectifier ma route, je m’adressai deux ou trois fois à de vieilles gens solitaires. Mon instinct d’orientation, qui est excellent, fit le reste.

Il était environ neuf heures quand j’atteignis Amsterdam. J’entrai résolument dans la grande ville, je longeai ses beaux canaux rêveurs où vivent de douces flottilles marchandes. Je n’attirai pas autant l’attention que je l’avais craint. Je marchais vite, au milieu de gens occupés, endurant par-ci par-là les quolibets de quelques jeunes vagabonds. Je ne me décidais cependant pas à faire halte. Je parcourus un peu en tous sens la ville, lorsque enfin je pris la résolution d’entrer dans un cabaret, sur un des quais du Heeren Gracht. L’endroit était paisible ; le magnifique canal s’allongeait, plein de vie, entre de fraîches files d’arbres ; et parmi les Moedigen que je vis circuler sur ses rives, il me sembla en apercevoir d’espèce nouvelle. Après quelque indécision, je franchis le seuil du cabaret, et, m’adressant au patron, aussi lentement qu’il me fut possible, je le priai de vouloir bien m’indiquer un hôpital.

L’hôte me regarda avec stupeur, défiance et curiosité, ôta sa grosse pipe de sa bouche et la remit, à plusieurs reprises, puis finit par dire :

– Vous êtes, sans doute, des colonies ?

Comme il était parfaitement inutile de le contrarier, je lui répondis :

– En effet !…

Il parut enchanté de sa perspicacité ; il me fit une nouvelle question :

– Peut-être que vous venez de cette partie de Bornéo où l’on n’a jamais pu entrer ?

– C’est cela même !…

J’avais parlé trop vite : il écarquilla les yeux.

– C’est cela même ! répétai-je plus lentement.

L’hôte sourit avec satisfaction.

– Vous avez de la peine à parler néerlandais, dites ?… Alors, c’est un hôpital que vous voulez… Sans doute que vous êtes malade ?

– Oui…

Des consommateurs s’étaient rapprochés. Le bruit courait déjà que j’étais un anthropophage de Bornéo ; néanmoins, on me regardait avec beaucoup plus de curiosité que d’antipathie. Des gens accouraient de la rue. Je devins nerveux, inquiet. Je fis néanmoins bonne contenance, et je repris en toussant :

– Je suis très malade !

– C’est comme les singes de ce pays-là, fit alors un très gros homme avec bienveillance…, la Néerlande les tue !

– Quelle drôle de peau ! ajouta un autre.

– Et comment voit-il ? demanda un troisième, en montrant mes yeux.

Le cercle se rapprocha, m’enveloppa de cent regards curieux, et toujours des nouveaux venus pénétraient dans la salle.

– Comme il est long !

Il est vrai que je dépassais les plus grands de toute la tête.

– Et maigre !…

– Ça n’a pas l’air de beaucoup les nourrir, l’anthropophagie !

Toutes les voix n’étaient pas malveillantes. Quelques individus sympathiques me protégeaient :

– Ne le pressez pas comme ça, puisqu’il est malade !

– Allons, ami, du courage ! dit le gros homme en remarquant ma nervosité. Je vais vous conduire moi-même à un hôpital.

Il me prit par le bras ; il se mit en devoir de fendre la foule et jeta ces mots :

– Place pour un malade !

Les foules hollandaises ne sont pas très farouches : on nous laissa passer, mais on nous accompagna. Nous longeâmes le canal, suivis d’une multitude compacte ; et des gens criaient :

– C’est un cannibale de Bornéo !

* * *

Enfin, nous atteignîmes un hôpital. C’était l’heure de la visite. On me mena devant un interne, jeune homme à lunettes bleues, qui m’accueillit avec maussaderie. Mon compagnon lui dit :

– C’est un sauvage des colonies.

– Comment, un sauvage ! s’écria l’autre.

Il ôta ses lunettes pour me regarder. La surprise le tint un moment immobile. Il me demanda brusquement :

– Est-ce que vous voyez ?

– Je vois très bien…

J’avais parlé trop vite.

– C’est son accent ! dit le gros homme avec fierté. Répétez, ami !

Je répétai, je me fis comprendre.

– Ce ne sont pas là des yeux humains…, murmura l’étudiant. Et le teint !… Est-ce le teint de votre race ?

Alors, je dis, avec un terrible effort de ralentissement :

– Je suis venu pour me faire voir par un savant !

– Vous n’êtes donc pas malade ?

– Non !

– Et vous êtes de Bornéo ?

– Non !

– D’où êtes-vous alors ?

– De Zwartendam, près de Duisbourg !

– Alors, pourquoi votre compagnon prétend-il que vous êtes de Bornéo ?

– Je n’ai pas voulu le contredire…

– Et vous voulez voir un savant ?

– Oui.

– Pourquoi ?

– Pour être étudié.

– Pour gagner de l’argent ?

– Non, pour rien.

– Vous n’êtes pas un pauvre ? un mendiant ?

– Non !

– Qu’est-ce qui vous pousse à vouloir être étudié ?

– Mon organisation…

Mais j’avais encore, malgré mes efforts, parlé trop vite. Il fallut me répéter.

– Êtes-vous sûr que vous me voyez ? demanda-t-il en me regardant fixement. Vos yeux sont comme de la corne…

– Je vois très bien…

Et, allant de droite et de gauche, je pris vivement des objets, je les déposai, je les jetai en l’air pour les rattraper.

– C’est extraordinaire ! reprit le jeune homme.

Sa voix radoucie, presque amicale, me pénétra d’espérance.

– Écoutez, dit-il enfin, je crois bien que le docteur Van den Heuvel pourra s’intéresser à votre cas… Je vais le faire prévenir. Vous attendrez dans la chambre voisine… Et, à propos… j’oubliais…, vous n’êtes pas malade, en somme ?

– Pas du tout.

– Bon. Tenez… entrez là… Le docteur ne tardera guère…

Je me trouvai assis parmi des monstres conservés dans l’alcool : fœtus, enfants à forme bestiale, batraciens colosses, sauriens vaguement anthropomorphes.

C’est bien là, pensai-je, ma salle d’attente… Ne suis je pas candidat à l’un de ces sépulcres à l’eau-de-vie ?

Share on Twitter Share on Facebook