VII

Lorsque parut le docteur Van den Heuvel, l’émotion m’accabla : j’eus le frisson de la Terre promise, la joie d’y toucher, l’effroi d’en être banni. Le docteur, grand front chauve, regard puisant d’analyste, bouche douce et pourtant opiniâtre, m’examinait en silence, et, comme à tous, ma maigreur excessive, ma haute taille, mes yeux cernés, mon teint violet, lui furent des causes d’étonnement.

– Vous dites que vous voulez être étudié ? demanda-t-il enfin.

Je répondis avec force, violence presque :

– Oui !

Il sourit d’un air approbatif, et me posa la question coutumière :

– Est-ce que vous voyez bien avec ces yeux-là ?

– Très bien… je vois même à travers le bois, les nuages…

Mais j’avais parlé trop vite. Il me jeta un regard inquiet. Je repris, suant à grosses gouttes :

– Je vois même à travers le bois, les nuages…

– En vérité ! Ce serait extraordinaire… Eh bien ! que voyez-vous à travers la porte… là ?

Il me désignait une porte condamnée.

– Une grande bibliothèque vitrée…, une table sculptée…

– En vérité ! répéta-t-il, stupéfait.

Ma poitrine se dilata, une douceur profonde descendit sur mon âme.

Le savant demeura quelques secondes en silence, puis :

– Vous parlez bien péniblement.

– Autrement je parle trop vite !… Je ne puis parler lentement.

– Eh bien, parlez un peu selon votre nature.

Je racontai alors l’épisode de mon entrée à Amsterdam. Il m’écoutait avec une attention extrême, un air d’intelligence et d’observation que je n’avais encore jamais rencontré parmi mes semblables. Il ne comprit rien de ce que je disais, mais il montra la sagacité de son analyse.

– Je ne me trompe pas… vous prononcez de quinze à vingt syllabes par seconde, c’est-à-dire trois à quatre fois plus que l’oreille humaine n’en peut percevoir. Votre voix, d’ailleurs, est beaucoup plus aiguë que tout ce que j’ai entendu comme voix humaine. Vos gestes, excessifs de rapidité, correspondent bien à cette parole… Votre organisation est probablement tout entière plus rapide que la nôtre.

– Je cours, dis-je, plus vite que le lévrier… J’écris…

– Ah ! interrompit-il. Voyons l’écriture…

Je griffonnai quelques mots sur un buvard qu’il me tendait, les premiers assez lisibles, les autres de plus en plus brouillés, abréviatifs.

– Parfait ! dit-il, et un certain plaisir se mêlait à l’étonnement. Je crois bien que j’aurai à me féliciter de notre rencontre. Assurément il serait tout à fait intéressant de vous étudier…

– C’est mon plus vif, mon seul désir !

– Et le mien, évidemment… La science…

Il parut préoccupé, rêveur ; il finit par dire :

– Si seulement nous pouvions trouver un procédé facile de communication…

Il se promena de long en large, les sourcils contractés. Tout à coup :

– Suis-je borné ! vous apprendrez la sténographie, parbleu !… Eh ! eh !

Une expression riante parut sur sa face.

– Et le phonographe que j’oubliais…, le bon confident ! Il suffira de le dérouler plus lentement pour l’audition que pour l’inscription… C’est dit : vous demeurerez avec moi pendant votre séjour à Amsterdam !

Joie de la vocation satisfaite, douceur de ne point passer des jours vains et stériles ! Devant la personnalité intelligente du docteur, dans ce milieu de science, je ressentis un bien-être délicieux ; la mélancolie de ma solitude d’âme, le regret de mes facultés perdues, la longue misère de paria qui m’écrasait depuis tant d’années, tout s’évanouit, s’évapora dans le sentiment d’une vie neuve, d’une vie véritable, d’une destinée sauvée !

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