IV

Jacques Laforge grandissait, orphelin, ayant perdu sa mère très jeune. Des exquisités se révélaient en lui, une douceur contemplative. La gâterie autoritaire de M. Laforge rendait les serviteurs humbles et craintifs ; il n’y avait point là d’égaux, de frère, de sœur, pour susciter les querelles de l’enfance, réveiller les instincts de colère ; la santé du petit le préservant, d’ailleurs, d’être fantasque ou despotique, aucune âpreté n’avait germé en lui.

On le laissait libre de jouer, de courir par la maison, par le vaste jardin, et naturellement grave, peu parleur, cela lui suffisait. Les bonnes plantes, les bêtes domestiques, les oiseaux, les insectes, le ciel capricieux de nos latitudes tenaient dans les souvenirs de Jacques la large place qu’ils tiennent aux âmes septentrionales éprises de nuances fines et de douceurs analytiques.

Le jardin ami le gardait tout l’été, servait à ses paisibles ébats, à ses menues contemplations. Ce furent d’abord des choses à sa taille : de grands lys blancs soufrés de pollen, des primevères, des myosotis, des pensées polychromes, des cinéraires poudrées à frimas. Puis les arbrisseaux eurent leur tour, toute la bordure des massifs, les aucubas, les buis, les vinetiers, les symphoricarpes aux baies blanches éclatant comme des pétards entre les doigts. De plante en plante l’enfant courait, butinait la moisson merveilleuse des formes fraîches de la vie végétale.

Au long des murs, entre les branches d’un cerisier étaient de grosses chenilles brunes ; une carapace métallique glissait à ras du sol, le carabe, bête de proie au corselet dégagé. Des fourmis montaient, descendaient le tronc d’un marronnier, chargées de leur progéniture, du maillot blanc, plus gros qu’elles, où dort, du sommeil des métamorphoses, l’espoir de la race. Une coccinelle faisait une tache rouge sur une feuille ; il la prenait au creux de la main, elle semblait morte, exhibait son ventre de cuir verni. Dans des coins perdus, plus sauvages, des lisières de pelouse, où l’humus était noir, l’ivraie couchée bien verte, des bêtes un peu terribles rôdaient parmi les mottes, se tenaient au sommet des tigelles ; parfois, dans un affreux pullulement des stercoraires cuirassés de bleu, lents et lourds avec des parasites plein le dos.

Un petit ami qu’il avait étant mort subitement, Jacques, frappé d’une affliction immense, avait dû être arraché pour un temps à la campagne où des souvenirs trop frais lui faisaient saigner l’âme. Amené à Paris, il y prit les premiers éléments d’instruction. Son intelligence se compliqua des troubles de la science, de l’effroi qu’éprouve l’oisillon humain à ses premiers coups d’ailes dans l’abstraction, dans l’infini. Il aimait déjà le vertige qui accompagne certaines idées, cette défaillance du cœur que donnent les questions insolubles, la révélation fugace des beautés, toutes les échappées brusques sur l’Inconnu.

Il prenait une jouissance nouvellement entrée dans sa vie, le jeu du violon. Toujours la musique l’avait attiré. Un chant, la vibration d’une mélodie sur un instrument quelconque, le tenaient immobile, grave, avec une tumultueuse couvée de sentiments. Son père lui donna un professeur de piano à qui l’enfant arracha des leçons de violon. Rebuté d’abord des obstacles de l’instrument, Jacques crut perdre tout plaisir, toute poésie à tâtonner sur le clavier ou sur les cordelles, à chercher péniblement des sons qui jusque-là lui étaient venus de source ; mais une récompense considérable l’attendait : la révélation de l’harmonie. Ses doigts ne s’abaissèrent plus en vain sur les touches, et chaque accord juste éveillait en lui la deuxième puissance de l’Art, le plaisir de tisser la trame précieuse des ondulations se pénétrant, se mêlant, se repoussant dans les lois divines de la beauté.

Une passion rivale tenait en échec la musique, l’amour du Nombre. Il avait dans l’esprit l’obstination qu’il faut pour résoudre les problèmes de mathématiques. Ce furent ses luttes à lui : il courait les solutions, en cherchait à plaisir les difficultés, passait des jours entiers à retourner la même question dans sa tête. L’algèbre l’avait irrité au commencement par son allure un peu mystérieuse, mais bientôt il en raffola, étonnant ses professeurs par de considérables progrès théoriques en contraste avec une maladresse à manier le chiffre, de fréquentes erreurs d’opération. Mais la géométrie le ravit du coup. Elle donnait un aliment à la rectitude de son intelligence, à sa soif d’absolu, de vérités incontestables.

Il était entré au lycée très tard, dans les classes supérieures, d’ailleurs plus avancé que ses camarades. Une fois mis en rapport constant avec ses semblables, la hauteur de sa nature apparut : il montra le dégoût de la brutalité, la soif de justice, d’instinct prenait le parti des faibles. Très doux, mais d’un courage éprouvé, d’une force redoutable, il se fit respecter de tous, et cela malgré sa réserve qui eût prêté au ridicule chez d’autres, cette réserve qui le faisait s’abstenir des jeux profanateurs, des moqueries contre ce qu’il trouvait vénérable, des espiègleries méchantes. Bientôt ce ne fut plus seulement le respect qu’il obtint, mais l’amour. Il était difficile, en effet, de ne pas l’adorer avec ses grands yeux celtes baignés d’une lueur bleue, qui regardaient en face sans impudence et sans peur, laissaient s’épandre l’expressivité d’une belle âme, de ne pas adorer l’être de sacrifice qu’il était, se donnant sans calcul, avec son rire franc au plaisir, sa volonté puissante contre le mal, sa haine de la tyrannie et du vice.

C’est au lycée qu’il comprit la Patrie, qu’il pleura le désastre de 71 ; c’est là qu’il entrevit, à travers la bonté native, à travers son horreur de l’homicide, le rude devoir du Français défendant sa civilisation. Son père eût préféré le voir mordre à la chicane, s’adonner à la fabrication de thèses ronflantes et suivre des cours de déclamation. Mais le jeune homme tint ferme et déclara vouloir se préparer aux études militaires.

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