V

Tout annonçait que Madeleine Vacreuse serait aussi belle que sa mère. Elle en avait les yeux superbes, le visage aux contours d’Ionie, certaines idiosyncrasies charmantes et aussi, jusqu’à un certain point, le caractère. La vie de Madeleine tenait, d’ailleurs, entièrement dans son adoration pour sa mère. À leur éveil ses facultés s’étaient tournées vers elle comme vers la source des biens qui l’attendaient dans ce monde. Son éducation se fit en quelque sorte par influence : aimer, admirer, imiter sa mère, avoir pour idéal de lui ressembler physiquement et moralement, la croire supérieure à tout et à tous en beauté, en sagesse, en intelligence. Et cela suffit à créer une adorable jeune fille, bonne, aimante, dévouée, encore que la mère ne fût ni douce, ni affectueuse pour d’autres que pour sa petite. Beaucoup des défauts maternels se retrouvèrent qualités chez l’enfant : l’inflexibilité hautaine de l’une fut chez l’autre religion de la parole donnée ; la froideur, sévérité ; le despotisme, dévouement ; la brutalité méprisante, qui excluait jusqu’aux mensonges cordiaux, amour de la droiture.

Jeanne, charmée des bonnes dispositions de Madeleine, les encouragea, s’en attribua le mérite. En un seul point elle sortit fermement de ce rôle : elle imposa à la jeune fille sa haine des Laforge et ce sentiment, accepté par la fillette, fut robuste et tenace comme si toutes les virtualités méchantes se fussent portées là. Madeleine sut haïr comme elle savait adorer, d’instinct. Sa féminéité ne rechercha point de motifs ; il lui suffit que sa mère crût ainsi. De plus libres natures eussent succombé à l’enveloppement insidieux de la terrible rancune, au magnétisme des colères, des indignations, aux histoires de fiel et d’amertume. Elle haïssait à douze ans sans les connaître les Laforge et plus spécialement, par similitude d’âge, le petit garçon innocent que les foudres de Jeanne frappaient sans pitié. Sa rancune prit une âpreté plus vive à l’approche de la nubilité, à l’âge ingrat des filles où la nature prélude à la tendresse par on ne sait quelle morosité morale, quelle sécheresse des contours. Le petit Laforge perdit alors son caractère de monstre idéal, il devint net, corporel, obséda de sa laideur, de sa matérialité menaçante. Il ex ista : elle le vit dans toute figure antipathique, dans les traîtres de roman, les criminels de la troisième page des journaux. Elle prévoyait ses perfidies, songeait à se défendre, combinait des plans. Durant une période, elle le voulut rôdant aux environs du château, dans le vague des taillis ; elle trembla pour son chien, son chardonneret, un canard préféré. Puis il hanta ses rêves : souvent il avait des formes hideuses, parfois sur un corps d’enfant, une tête de vieillard, mais presque toujours il voulait embrasser Madeleine, promettait la paix, et la jeune fille, si furieuse qu’elle en fût à son réveil, s’abandonnait à ces baisers avec le plaisir de sa sécurité refaite.

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