VII

Depuis son arrivée aux Corneilles, Madeleine s’endormait difficilement le soir. Un trouble était en elle, une nervosité rêveuse, non sans charme, et elle s’accoudait sur l’allège de sa fenêtre, s’oubliait à contempler les estompes de la nuit. La Lune grandissait, chaque jour s’attardait davantage sur l’horizon, et la jeune fille, depuis une semaine avait vu s’émousser les cornes et se remplir le petit croissant rougeâtre.

Un soir, elle était penchée, immobile, devant le silence du val. Les rayons oranges de la Lune dichotome, basse à l’Occident, dessinaient pâlement sa figure sur la nébulosité blanche de sa robe. Elle se sentait l’âme fraîche, un peu inquiète pourtant.

Au loin, des rainettes chantaient sur les roseaux, la forêt tremblotait harmonieusement, un peuplier solitaire était la silhouette d’un élégant colosse, un vague étang s’argentait entre des fermes. Elle soupira. Confusément elle désirait quelque chose, à toute cette splendeur nocturne trouvait du chaos, et son jeune cœur se gonflait, murmurait contre sa poitrine.

– C’est beau pourtant… Si beau ! dit-elle à voix basse.

Elle leva le front vers la Lune ; elle avait l’illusion de la voir descendre la pente rapide du firmament. Une église paysanne se projetait au-devant des rayons, était noire et délicate, les étoiles luisaient plus fort, le demi-disque, toujours grandissant et s’empourprant, semblait s’endormir sur un lointain monticule. Enfin, il disparut. L’ombre fut plus lourde sur le paysage, Madeleine se sentit très seule.

– Pourquoi suis-je triste ?

Elle songea à sa vie future, à son mariage, à Victor de Semaise. Son fiancé ne lui troublait pas le cœur. Elle l’estimait élégant, en était même fière. C’était tout. Je ne sais quelle extinction dans le regard du jeune homme, quelle lassitude sur sa blême face, quel néant atrophiait, éloignait la tendresse.

Elle essayait pourtant de s’attacher à lui. Elle l’avait accepté de plein gré, par ignorance. Elle se figurait mal l’amour, malgré les lectures secrètes, les volumes empruntés mystérieusement. Puis, si jeune, elle ne vivait que dans le présent ou dans les courts avenirs d’adolescence. D’ailleurs, tellement passionnée de sa mère, elle en épousait les haines et les engouements, avait été décidée, dès le premier mot.

– Si j’avais sommeil, du moins !

Elle n’avait pas sommeil, sa veillée devenait plus misérable et plus douce, et elle absorbait longuement la bonne odeur de la nuit. La légère brise était anéantie, une immobilité immense dormait sur la vallée, les rainettes se taisaient. Dans l’auguste paix des ténèbres, elle essayait de bâtir un édifice de projets, se figurait des choses de lecture, des contrées, des villes, des arcatures de palais, des dômes, des aqueducs levés gravement sur des paysages, la virginité d’une haute montagne, des Victoria Regia, au soir tombant, nageant en neige, en nacarat tendrement rose, entre la splendeur des feuilles colossales, sur un lac vierge religieusement dormassant sous le vol des némocères, dans le clapotis des monstres de l’abîme. Et d’autres choses plus menues, des retraites frêles, abritées entre des colonnettes, sous des plantes grimpeuses, des objets gracieux d’ameublement, des langes d’enfant. Mais la lassitude revenait, comme un ensevelissement de son âme dans la nuit, et elle se sentait très petite, débile, rêvait à des contes de candeur, à quelque bon lutin qui viendrait la consoler, lui susurrer des légendes à l’oreille, bien mystérieusement.

Tout à coup elle eut le frémissement d’un rêve.

Dans le silence, une musique fine venait de s’élever, une lente et légère ondulation qui semblait monter aux Étoiles, la voix continue, infiniment chromatique d’un violon. La mélodie était belle, triste et inconnue. Elle devait sourdre de la crête d’un massif déclive, un peu à droite, hors du jardin, là où brusquement se resserrait le domaine, où le château confinait aux emblaves. D’abord surprise, la jeune fille écoutait, très émue, la poitrine orageuse.

Continuellement, la musique semblait s’affiner, s’épandre en analyses harmonieuses, devenir plus plaintive et plus suppliante sous la caresse de l’archet, raconter quelque histoire bien mélancolique et bien lente de Calvaire, d’Exil, de Paria. Mais, pour Madeleine, le violon ne contait qu’une légende d’amour, de désespérance, de trop noire résignation, une histoire des profondes racines du cœur, et deux grandes larmes descendaient au long des joues pâles de la vierge.

Pourtant, un délice la pénétrait, un frémissement de bonheur tout à travers sa chair, et plus la mélodie s’assombrissait, balbutiait, plus il lui semblait être dans un coin d’Éden, dans la réalisation de ses plus beaux rêves. Et quand, au finale, de légers silences entrecoupaient le chant, que l’instrument se mettait à grelotter, que les cordelles avaient des notes basses comme des vols d’abeilles, quand les dernières mesures s’épandirent ainsi que des larmes, des soupirs de détresse, puis moururent en filigranes de musique, en prière suprême, elle tenait sa figure entre ses mains, les joues tout humides et le cœur plein de ravissement.

De nouveau régnait le silence. La solitude était élargie, plus vierge, le battement des astres ralenti, une monotone rainette coassait sa plainte humide, et Madeleine se demandait qui donc était venu lui chanter ce nocturne. Mais le massif frémit, une ombre humaine passa parmi les arbres de la colline, furtive, se dissimulant, et la vierge restait toute fiévreuse, en plein poëme, le cerveau rempli d’imaginations merveilleuses, de choses plus belles que la vie n’en comporte. Son ennui avait disparu, je ne sais quelle joie profonde vibrait dans l’espace. Sans remords, imprévoyante, elle s’abandonnait à un flux de tendresse, à la pensée d’un amour noble et large montant vers elle, du fond de l’ombre, respectueusement.

Un à un, des fragments du nocturne revenaient à la mémoire ; elle revoyait le départ de la silhouette taciturne sous les feuillages, se grisait du mystère, et le bondissement de son cœur, des impressions rapides et répercutées, peu à peu lui épelaient une page inconnue, la page immense de sa jeunesse, de sa puberté épanouie.

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