XIV

La Lune, décroissante, se levait toujours plus tard dans la nuit, ne se couchait qu’au milieu du jour. Le nocturne maintenant s’élevait quand la Lune dichotome arrivait pourpre dans l’Orient. Un soir, à demi couchée dans la pénombre de la chambre, Madeleine l’écoutait, pâle d’extase, et déjà un fleuve de lumière moins oblique circulait sur la campagne, émané d’un demi-disque d’or, quand le violon se tut.

Alors, quelque chose bruissa dans le silence, un pas furtif. Elle crut d’abord que c’était le départ accoutumé, mais une ombre parut à droite, à l’opposite du massif. Madeleine se recula doucement dans sa chambre, palpitante, écouta : Une voix sarcastique s’élevait :

– Eh ! monsieur le musicien, vous qui faites concurrence aux grenouilles et aux grillons des champs… deux mots, s’il vous plaît ?

C’était Semaise. À la palpitation de son cœur, Madeleine chancelait, étayée à la muraille, écoutait intérieurement repasser les paroles sèches. Mais, sérieuse, une autre voix s’éleva :

– J’écoute !

La vierge en adora la vibration grave, et le timbre s’en fixa dans sa mémoire parmi les grands événements de sa vie.

– Ah ! vous écoutez ! Pourrait-on savoir quel péché vous expiez ici en aspergeant les Corneilles de musique au clair de lune ?

– Il est inutile, répondit l’autre, de s’attarder à des puérilités. Je suis prêt à vous donner toute explication convenable, mais point ici.

– Soit, dit brusquement Semaise… vous suivrai-je ou me suivrez-vous ?

– Je vous suivrai.

Le massif bruissa doucement. Une haute silhouette se profila. Invinciblement Madeleine avançait la tête, et invinciblement aussi le musicien tournait son regard vers la fenêtre de la jeune fille. Alors, béante sous la clarté lunaire, Madeleine reconnut l’officier, entrevu à la soirée de fin de saison, et qu’elle avait accablé de la moquerie de son regard. Quoi ! Jacques, le fils de l’ennemi, l’inconnu haï depuis l’enfance, haï autant que son père, et au nom de qui le cœur de Madeleine avait toujours sauté de colère !

– Ah ! c’est fini !… c’est fini ! balbutia-t-elle. Et que je suis punie, mon Dieu !

Le flot amer jaillissait entre ses paupières, et reculée tout au fond de la chambre, enterrée dans les ténèbres, son être intime saignait affreusement. Ah ! géhenne d’un jeune cœur, entre les passions de miséricorde et de dureté, et toute analyse s’évanouissant !… Du fond du passé montaient les événements tenaces, les pauses d’âme qui semblent l’individualité même, la source de l’existence. Arrêtée, dans des minutes d’extase cruelle, enveloppée de douloureuses apparitions, elle croyait triompher, chasser la passion fraîche éclose. Toutes les étoiles du ciel d’enfance, les chronologies minuscules immortellement inscrites, palpitantes dans chaque fibre, mille splendeurs sans nom, innombrables dans une mémoire comme les éphémères dans un soir de septembre, l’infinité, l’intensité, la suavité qui sont le début de la vie pour chaque être, tout cela, en elle, dans la lutte et le remords, se ternissait, s’effaçait, mourait de la mort intime, et elle avait l’impression d’une large, implacable hache coupant en pleine chair, faisant s’écouler tout un monde saignant, doux et misérable…

Puis sur la roue du doute, elle revenait à la nouvelle aurore, rêvait d’avenir, s’abandonnait. Larges lendemains des nubilités naissantes ! Devant elle, interminable, la route du Reverdis allait sous le firmament de joie. Rien ne finissait, les jours après les jours, la renaissance éternelle, à chaque tournant une revirginité des formes, l’abondante féerie de l’amour remplissant tous les espaces, éclairant toutes les ombres, élevant ses ailes au-dessus de l’obstacle, dans les régions de sécurité et de lumière !…

Ses sanglots redoublèrent, un épuisement l’arrêta dans son vagabondage de pensée, une minute lui ôta presque la conscience.

Les ténèbres étaient légères. La neige du lit y saillissait nébuleusement, des surfaces de meubles, un lustre, de pâles figurines, une boîte d’ivoire, un cercle d’argent rayonnaient, et l’oblique blancheur de la Lune, sa dissolvante sérénité, se posait doucement dans une encoignure. Madeleine, avec surprise, regardait ces choses, et toutes lui semblaient innaturelles.

Mais elle se remettait à vivre, à souffrir, et malgré tout, c’était le Passé qui s’écroulait devant une genèse nouvelle, c’était le triomphe du Futur, la haine déchirée par l’amour. En même temps, une joie singulière, incoercible, se levait au-dessus de la douleur d’un trépas de vie intime, au-dessus de sourds cris d’angoisse. Et il semblait à la vierge qu’un esprit de mansuétude surgissait en elle, une compréhension plus large du livre de vie. Ses larmes s’arrêtaient, elle sortait lentement des ténèbres, regardait par les vitres la nuit abaissée sur les champs.

Et dans ses yeux las, dans la grâce affaissée, affinée encore, de sa délicate personne, l’issue du combat se lisait, son profond amour triomphant, indomptable, la Foi neuve dans laquelle elle voulait vivre et mourir.

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