XV

Au détour d’un ados, Jacques Laforge et Semaise s’étaient arrêtés. L’officier s’appuyait paisiblement contre un petit frêne, les yeux vagabondant à travers le paysage lunaire, les rubans clairs des sentiers, le clocher tout blanc, la masse grisonnante de la forêt. Il attendait, était un bel être humain de force et de patience.

La colère, sur la figure de Semaise, houlait, combattue, civilisée. Il tentait le mépris, un long toisement de son adversaire, mais la nervosité de ses lèvres, de ses mains faisait avorter son jeu, le ridiculisait quelque peu. Il en eut conscience ; et d’un timbre mordant :

– Comment, monsieur, c’était vous !… Vous, l’ennemi de la famille !…

– Je ne suis l’ennemi de personne, dit Jacques.

– Dites cela aux imbéciles !… Au surplus, peu m’importe… vous seriez le meilleur ami des Vacreuse que cela ne justifierait pas votre musique sous les fenêtres de ma fiancée. J’ai le droit…

– Le droit de m’interroger… j’y consens ! dit Jacques.

– Ah ! vous consentez – c’est heureux ! Alors, expliquerez-vous votre présence ?

– J’aime votre fiancée.

Sans bravade, profonde, cette déclaration humiliait Semaise. Il perçut la supériorité de son adversaire, d’instinct l’estima. Il dit :

– Comme ça, mon bien vous chausse. Très flatté, cher monsieur ! Et l’admirable excuse, n’est-ce pas, pour braconner sur mes terres !

– Mon Dieu, monsieur, vos droits n’ont aucun caractère définitif ! Le mariage seul… Puis, j’ai jugé que vous n’aimeriez jamais Madeleine comme le mérite sa jeunesse.

– Vous avez jugé !

– Oui… Vous êtes fatigué, on m’a dit vos aventures, l’incertitude de votre santé. Ces considérations suffisent. Il est selon ma conscience d’engager une lutte, où hélas ! presque toutes les armes redoutables sont de votre côté. En quoi puis-je n’être pas loyal ?

C’était dit doucement, fermement, et Semaise sentait que, au-delà des puérilités moutonnières, Jacques avait raison. Mais trop d’amertume lui envahissait l’âme devant son rival, trop jeune, trop beau. Il voulut un dénouement à son goût, un coup d’épée, sûr de sa supériorité dans le noble art. Il y rêva deux secondes, et reprenant, très froid :

– Très bien, mais, cher monsieur, il m’énerve de voir jouer, fût-ce par un des sept sages, des nocturnes sous la fenêtre de ma fiancée, et sans tant d’arguties, j’exige tout bonnement et des excuses et la promesse de ne plus recommencer.

– Je n’ai, dit Jacques, ni excuses ni promesses à faire, n’étant point sorti de ce que je pense être honnête. Je suis pour vous un rival, et un rival malheureux. Je déclare que je persévérerai dans la lutte et que rien ne m’y fera renoncer, sinon votre mariage avec Madeleine.

– C’est net, fit Semaise avec un méchant sourire. Où puis-je s’il vous plaît, vous envoyer deux de mes amis ?

– Vos amis n’ont que faire ici. Jusqu’à présent, nul de nous deux n’a, je pense, insulté l’autre.

– Ah ! vous trouvez ? Ces apôtres, ma parole, ont le cuir dur… Est-ce, peut-être, que vous voulez le choix des armes ?

Jacques regarda Semaise avec un peu de surprise dédaigneuse, et sans qu’un trouble parût dans la beauté de sa face, avec l’aise d’une personnalité probe, courageuse et fraternelle :

– Ce serait, monsieur, une noble action à nous d’éviter un duel. Dans notre patrie, le sang de ceux qui peuvent servir est plus précieux qu’ailleurs.

Une âpre émotion prit Semaise. Sa conscience était émue de l’appel, mais, en même temps, s’élargissait sa rancune. Et soudain, brutal :

– La première qualité du soldat français, monsieur, c’est la bravoure.

– C’est bien, murmura Jacques.

Il avait baissé la tête, un peu pâle de trouver là cette sotte querelle. Il croyait qu’il ne sied pas, dans un pays mutilé, tendu pour la bataille, de s’insurger contre les préjugés de l’honneur militaire. Aussi, se résignant à l’aventure :

– Soit. Vous voudrez bien, j’espère, vous considérer comme l’offensé. Envoyez vos témoins à la ferme des Avelines.

– Quand ?

– Décidez.

– Aujourd’hui ?

– Bien. L’heure ?

– Cinq heures du soir.

Ils se saluèrent taciturnement, et Semaise s’en alla, non sans un remords tout au fond. Jacques, seul, semblait absorbé par une touffe d’Achillée, ses paillettes pures épanouies à la Lune. Une effraye passa, ramant sans bruit de ses ailes cotonneuses, un fuseau de petites nues était posé sur le firmament et la vie, décrue sur toutes choses était solennelle, chaste et religieuse. Jacques soupira ; il monta lentement le flanc de l’ados. Au loin, une porte s’ouvrait lourdement, se refermait, et Semaise était déjà entré aux Corneilles quand l’officier se trouva debout sur une faible éminence, triste et tout plein d’amour, à contempler la fenêtre de Madeleine.

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