XIX

Deux sous-lieutenants de la ligne étaient les témoins de Jacques. Vers quatre heures, assis au bord du verger des Avelines, ils attendaient les témoins de Semaise. Leur café fumait doucement dans des tasses bleues, sur une petite table carrée, l’arôme s’en répandait parmi les pommiers, et la conversation était calme. Le rouge de leurs pantalons attirait la marmaille et les dindons. Près d’eux, Jacques, avec un regard de bonheur contemplait la perspective.

C’étaient des champs pleins d’ordre, et tous petits, en rectangles. Sur le vert des luzernières, des bêtes à cornes s’engraissaient avec patience ; les rondeurs blanches des oies entrecoupaient la couleur sale des moutons ; un grêle poulain sautait avec gentillesse. Les sentes blanches, entre les pâturages, étaient comme des lignes tracées à la craie ; les céréales tremblant aux légers souffles, perpétuellement variaient leur clair-obscur, semblaient couler et s’enfuir vers la rivière. Dans un petit étang trois gorets se baignaient. Les fermes, sous la rougeur des tuiles, au-dessus des fruitiers, apparaissaient avec une gaîté laiteuse ; au fond, minuscule, un homme hersait une jachère ; des femmes accroupies sarclaient un champ de navets ; une houe et un tombereau de compost s’arrêtaient au bord d’un herbage, et l’on récoltait, dans les terres fraîches, le chanvre mâle. Une longue ligne de peupliers et de vernes, en arc sinué, suivait les cours de la rivière.

– Le meilleur système, disait un des sous-lieutenants, est un vase de terre vernie, large du bas. On y met un appât… et tous les mulots y tombent.

– Oui, répondit l’autre.

Ils burent un peu de café, lentement, examinèrent les champs avec une approbation sereine et reprirent leur confabulation.

Jacques observait la branche d’un pommier, décorée de petits globes vernis, et comme peinte sur de la soie bleue. On entendait le broutement de trois brebis, à l’orée du verger, sur des éteules de seigle. Dans la cour des Avelines, un adolescent tondait des agneaux et les douces bêtes bêlaient par intervalle. Un étalon amoureux remuait la poudre de la route ; cachés dans les toisons végétales les pierrots pépiaient. Il régnait une douceur d’évangile. Et Jacques comparait la beauté du firmament à la beauté de ses souvenirs.

– La truffe aime le chêne, disait le premier sous-lieutenant.

– Et le cochon aime la truffe, répliqua l’autre plaisamment.

Tous deux se mirent à rire, et Jacques par politesse souriait. Il baissait la tête, il était reconnaissant aux brins d’herbe d’avoir tant de grâce. Sa destinée lui semblait de cristal, toute sonore et toute diaphane. Tous les carillons de la joie y tintaient, y chantaient la palingénésie du cœur.

Cependant, quelquefois, il s’y abattait un pan de froide nuit. Le choc d’angoisse, le court arrêt du cœur, pâlissait Jacques, un blêmissement venait sur le vaste horizon. Demain, peut-être, une épée allait le rayer du monde. Puis, le flux rouge reprenait, remontait en mascaret aux artérioles de la face, y ramenait un vague sourire de béatitude. À tant de périls, déjà, il avait échappé. La niaiserie d’un duel ne l’emporterait pas.

– Oui, c’est ainsi, déclarait le sous-lieutenant rural, dans les truffières d’Étampes, les chiens seuls sont employés à la récolte. Et cette méthode se généralisera.

– Évidemment.

Un court silence. Tous trois regardaient en cillant la perspective plane, coupée au loin d’un coteau et d’une forêt. Il y avait un grand firmament tranquille, très haut. Une nue scaphoïde planait par-dessus le dévalement des coteaux, bordée de peluche blanche ; des strates montraient leurs lames minces vers le couchant ; des vals d’onyx se creusaient entre des cumulus ronds ; la chaleur était caressée d’un souffle d’éventail, et rien n’était adorable comme des cimes de sveltes peupliers en rideaux sur les pacages, mouvant délicatement des nuances d’argent vert dans la mer lumineuse. Leur ombre couvrait le ruminement des bêtes.

– Les voilà, je pense, dit un des lieutenants.

Devant un chariot de foin, deux gentlemen s’avançaient. Un chenapan étique les escorta jusqu’aux Avelines. Après des salutations graves et de courtes paroles, Jacques quitta les témoins, et sur le bord d’une tréflière, à l’ombre d’un petit tremble, il continuait à édifier son Atlantide. Pourtant, comme des feuilles séchant dans un feuillage jeune, des soucis apparaissaient sur sa sérénité. Dans sa miséricorde de haut Arya, l’inquiétude était double, car il répugnait à rêver des futuritions menaçantes pour son adversaire. Il désirait l’issue heureuse pour Semaise autant que pour lui-même, et sa détestation était profonde d’être ensanglanté d’une stupide victoire de duel.

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