XVIII

Semaise fut debout de bonne heure. Pâle de lourds rêves, et quelques minutes accoudé à la fenêtre, devant le brillant château des Corneilles, il respira la beauté du jour avec des délices chagrines, puis, atteignant un buvard, il commença lentement à écrire, mit beaucoup de temps à libeller deux lettres brèves. Les ayant enveloppées, il descendit. Les gens dormaient encore au château, et il se promena longtemps entre les plates-bandes, sous les massifs, charmé confusément de la prodigue splendeur épandue, de la joie étincelante des oisillons amoureux de la lumière, turgescents, babillards devant le disque jaune qui escaladait l’Orient solennellement.

Des rustres passaient dans les sentiers, pesants et solides. Lui, las, sentant le chancellement de la santé, l’amollissement de ses fibres, enviait, non leur destin, mais la puissance de leurs épaules, la sérénité de leurs faces, le bel équilibre de leurs organes, de leur sang hématosé au vif oxygène.

– Qui m’empêchait d’être sobre, chaste, de mener une existence gymnique, avec les jouissances cueillies à l’heure ? Être riche à la fois… et fort comme eux !… Il y a tant de façons de varier le plaisir, sans jamais abuser ! Mais non, le tourbillon atroce est là, et ce n’est pas encore tant la volupté qui perd que l’imbécillité d’amour-propre. On a la vanité de la débauche comme d’autres la vanité de porter des poids lourds, et l’un jeu n’est pas moins grossier que l’autre, mon Dieu non !

Sourdement, la jalousie le mordait d’une destinée comme celle de Jacques. Souvent, le soir, dans des confabulations de jeunes gens, il avait entendu conter des bribes de la vie de l’officier. Un colonel, un jour, vieille moustache rigide, avait proposé le jeune homme comme prototype à des gaspilleurs de vie. D’autres fois, Jeanne Vacreuse, qui avait ses détectives dans l’armée de Pierre, raillait avec âcreté le fils de l’ennemi, le raillait de cette façon qui hausse le raillé, disait moqueusement sa vie studieuse, l’estime de ses chefs… Semaise, à ces réminiscences soupirait :

– Et on n’est jeune qu’une fois !

Il regardait avec irritation un grave platane, indigné de la splendeur de l’arbre. La belle santé végétale le conspuait, riait de son crâne indigent. Il sentait la lourdeur heureuse de la nature l’étouffer. Il serrait son poing chétif, il trouvait stupide aux fleurs de jaillir si radieuses ; des phrases amères viraient derrière son front. Puis, il se mettait à rire sardoniquement, arrêté devant une euphorbe et un cactus cierge, deux monstres formidables où il lui plut de voir un emblème de la stupidité de la nature.

– Cette fourbue ! grognait-il. Euphorbes au Cap et idiots au boulevard – un tas de sales créations. Vieille bête qui n’a d’ailleurs rien inventé de plus fort pour passer la vie éternelle que de se dévorer les pieds du matin jusqu’au soir.

Il haussait les épaules d’un air de philosophie. Mais l’envie lui restait – le rongeait – de l’existence de l’autre, de l’autre livré à la science, optimiste, jeune, pur et beau, riche et dédaigneux des jeux débilitants de l’opulence, amoureux de justice… et digne d’être aimé d’une belle vierge comme Madeleine.

– Trêve de pipeaux ! murmura-t-il. Et puisqu’il ne nous reste qu’un maigre patrimoine de santé et de cervelle… sachons au moins le dépenser en ladre, sou par sou.

Le château s’éveillait, des faces bouffies et pâles se montraient aux lucarnes, le valet de Semaise parut à la grande porte, étonné de voir son maître si matinal.

– Blondeau, lui dit le jeune homme, tu selleras de suite « Blue beard » après avoir mangé un morceau sur le pouce, puis tu iras bon train à Hétremont, avec les lettres que je te remettrai.

– Bien, Monsieur.

Vingt minutes plus tard le superbe « Blue beard » emportait au galop le valet, et Semaise, plus morose, allait à sa toilette, labourait lui-même, du peigne et de la brosse, la stérilité de sa chevelure et, faisant passer une excuse aux Vacreuse de ne pas partager le familier petit déjeuner habituel, consomma une tasse de café solitaire.

Puis, dans le spleen de son existence vide, il s’abandonnait en pandiculations, ricanait devant les paillons solaires coulant sur la vallée, allumait un cigare.

– Tiens, Madeleine ! s’exclama-t-il.

Elle s’en allait, sous le petit dôme éblouissant d’une ombrelle, dans une robe de couleur sombre, délicieuse statue moderne, finement ciselée. Le jeune homme, abaissant ses bras, fermant sa bouche baîllante, de son œil d’ennui la suivait, peu à peu se récréait au mouvement d’harmonie féminine, aux ondes attrayantes de la soie, et un brin d’ivresse vernale secouait l’atrophie de son cœur. Puis, le frisson de sa nuit, ses rêves lourds, tous ses doutes lui revinrent. Il savait maintenant l’origine des troubles de la jeune fille. Ah ! ses soupçons étaient justes ! C’était bien l’antique histoire. Il ne fallait rien grossir, pourtant. Deux nuits n’avait-il pas épié, avant d’intervenir, n’avait-il pas vu les départs discrets de Jacques ? Oui, mais comme elle écoutait, si tard ! Et elle restait à rêver, et, les matins, elle était lasse !

– Bah ! puisqu’ils ne se sont pas parlé !

Il regarda de nouveau circuler la jeune fille. Il se rassurait. C’était une puérilité. Attentif, désormais, il saurait écarter toute ombre. Une bonne saignée coucherait l’autre quelques semaines ! Et Madeleine ne se souviendrait guère ; c’est si oiseau, ces gamines ! Dans le vide de cette absence, lui, Semaise, se substituerait, conquerrait. Alors, avec un sourire :

– Si j’allais déjà faire un brin de bucolique ?

Il secoua les coudes, avec un souffle dénigreur, se replongea en arrière.

– À quoi bon ?

Et, répétant : « À quoi bon ? », il se leva, descendit.

Sur le perron, il hésita. Tout autour de Madeleine, dans la roseraie, d’éclatantes buveuses de lumière, de pétillantes corolles serrées dans le corselet d’émeraude, un monde de folioles, des arbustes flottant sur le bleu, lui faisaient un plan de fraîcheur, de divinité, de pénétrante vibration.

Justement, elle aperçut Semaise, vint à lui. Ils se rencontrèrent sous un marronnier à ronde feuillaison, dense, encore tout humide de la nuit. La peau de Madeleine, dans l’ombre fraîche, se décorait de quelques menues gouttes de lueur venues en maraude. Elle avait fermé son ombrelle, elle s’appuyait légèrement contre le tronc noir du bel arbre. Elle levait sur Semaise ses grands yeux un peu las. Lui, animé à ce regard, tendait le cou, respirait vite, plissait ses lèvres. La voyant rougir, il se détourna une minute. Tout son appétit sensuel lui revenait, ce que la présence d’une femme fine éveillait en lui aux années où ses nerfs étaient neufs encore. Sa moustache tremblait aux palpitations de sa lèvre, et les narines ouvertes il respirait le fleur amoureux du jardin.

Elle ne mouvait pas, posée sur les racines de l’arbre et sa pantoufle, soulevant un pli de sa robe, soufflait le désir dans les veines usées du jeune homme.

Il daignait la trouver en beauté. Tout en paraissant attentif au grand horizon, aux arbres trempés dans un ruissellement de chaleur, à l’énorme nappe blonde des blés tout tressaillants aux légers souffles de l’horizon clair, il ne voyait que Madeleine. L’œil oblique, sa prunelle morne de gypaëte, les mâchoires détendues, il se délectait de la jupe ondulante selon les jolies lignes de la statue d’adolescence, observait le faible sinus du corsage, la grâce du profil, la pesanteur des cheveux sur la nuque, des plis de grisaille un peu serrés autour des jambes de la vierge.

Cependant, hésitante, balbutiante, elle dit :

– Je vous cherchais !

– Vous me cherchiez ?

Et une envie de troubadour lui venait de lui dire quelque niaiserie au sucre.

– Oui, reprit-elle. J’ai à vous parler de choses sérieuses.

Son ton étonna Semaise. Il lui semblait y lire une volonté, ferme, et dont il avait peur confusément. Cependant, avec un sourire, et prenant la main de la jeune fille :

– Voyons ! répondit-il.

Elle abandonnait vaillamment sa main, et le regardant avec force :

– Je me suis aperçue, depuis quelques jours, dit-elle, que la vie est un peu moins simple que je ne l’avais imaginé. Des choses que je croyais faciles à accomplir me sont apparues pleines d’obstacles, et il m’a semblé surtout qu’on avait abusé de mon inexpérience.

Il avait eu d’abord sa moue. Puis, la voyant trop grave, toute droite et pudique, une chose aiguë lui piquait la chair, il avait un haussement inquiet des omoplates. Tous ses soupçons revenaient, grandissaient.

– Pour inexpérimentée que je puisse être, dit-elle, je veux une existence claire, sans aucun remords. C’est ce qui m’amène ce matin, après des hésitations de plusieurs jours.

Elle s’arrêta devant les yeux hyalins du viveur, la froide colère de sa face. Mais, intrépide :

– Je ne crois plus, reprit-elle, que je puisse être votre femme. J’en remplirais les devoirs avec douleur, et je vous détesterais. Il est très vrai que j’ai de la sympathie pour vous, mais une sympathie paisible. Nous serions misérables ensemble. Je me reprends donc et je pense que vous me rendrez une promesse faite par ignorance uniquement.

– Votre petit discours est charmant ! fit-il.

Puis, avec férocité, il lui fit subir l’insolence de son regard, une moqueuse analyse qui la parcourait lentement des pieds à la tête :

– Ces fillettes ! murmura-t-il avec mépris.

Elle attendait, simple, dans une majesté gracieuse qui irritait l’autre davantage. Il l’aurait mordue, sentait en lui grandir la cruauté des déchus :

– Dites donc, reprit-il, est-ce sérieusement que vous me contez ces balivernes ?

Elle haussa légèrement les épaules. Elle ne le plaignait pas beaucoup, dans la certitude qu’il ne l’aimait guère plus qu’un animal domestique.

– Eh ! s’exclama-t-il, c’est donc vrai… on n’est plus contente. Il a fallu introduire l’oiseau bleu ! Défiez-vous, Mademoiselle, les oiseaux bleus sont des scélérats.

Elle devenait très rouge, confuse et colère d’entendre ce mièvre désabusé railler sa large tendresse. Plus dur encore, il mordait ses syllabes :

– Oh ! nous connaissons le drôle ! Tout jeune, hein ? tout blond… quelque peu apôtre. Et quelle musique au clair de lune !

Et quittant la moquerie :

– L’ennemi de votre famille, Mademoiselle !

– Que vous importe à vous, dit-elle. Faut-il m’insulter avant d’agir en honnête homme ? En déclarant ne jamais pouvoir vous aimer en épouse, je suis simplement loyale. Je n’ai pas besoin de votre acquiescement pour rompre… ma promesse a été surprise… pourtant, j’aurais du remords si je ne vous suppliais pas d’abord de me délier…

– Je le refuse ! cria-t-il.

– Pourquoi ?

– Parce que.

– La réponse de ceux qui ont tort… J’ai agi selon ma conscience. Adieu.

Elle avait rouvert son ombrelle, allait partir. D’un geste quasi brutal, il atteignit l’épaule de la jeune fille. Il avait envie de la secouer, la serrait sans ménagement.

– Vous êtes bête ! gronda-t-il. Vous jonglez avec des citrouilles et elles vous retomberont sur le nez. Voyons, est-ce que vous espérez vaincre votre père et votre mère ? Est-ce que vous allez enterrer toute leur colère sous votre amourette ? Généralement on vous voit du bon sens. Car elle ne rime à rien, votre aventure. Elle est niaise. Qu’est-ce qu’on dirait si l’on voyait vos fiançailles rompues ? Pour tous nos amis nous sommes autant que mariés. Ça serait du clabaudage pour six mois. Dites, serait-ce supportable ? D’ailleurs, est-ce que vous aurez jamais le consentement de personne ? Chère enfant, si l’on avait commandé les symboles de l’opiniâtreté au grand Faiseur, il aurait fabriqué Mme Vacreuse et Pierre Laforge. La déroute est certaine. Et quant à l’autre, au violoneux, c’est un animal gothique… Voyons, ne tentez pas cette lutte absurde. Quoique vous en pensiez, il y a un moyen d’être heureuse avec moi. Au fond, je suis un excellent apôtre, plein d’indulgence. Nous vivrions paisibles, vous seriez très libre, très obéie… tandis que ces godelureaux, neufs comme un costume de marié, n’ont aucune souplesse. Tous despotes… Dans votre destinée, je représente en ce moment le bon sens, et le bon sens, c’est le pain quotidien du bonheur.

Il se radoucissait, l’air sage, tapotait le bras de Madeleine :

– Que diable ! vous avez été étonnée de ma colère. Vous étiez féroce. Au fond, voyez-vous, je vous aime beaucoup, moi…

Elle sourit avec une douceur malicieuse, obstinée, et l’interrompant :

– Sincèrement, m’aimez-vous beaucoup plus que votre cheval Barbe-Bleue ?

Cette question simple l’embarrassait. Il s’avoua l’épaisseur de son égoïsme, fugacement, et revenant à l’irritation :

– Il faut être raisonnable ! dit-il rudement.

– Mais je m’efforce beaucoup de l’être. Et je trouve infiniment absurde qu’au lieu de ce que j’ai légitimement droit d’exiger de l’amour, j’irais me contenter de ce que vous appelez le bon sens de ma destinée. C’est ce que j’en nommerais plutôt la folie. Tant jeune que je puisse être, je sais ceci : On ne vit pas deux fois. Et je ne vois pas pourquoi l’on sacrifierait la partie la plus belle de cette vie à des considérations malhonnêtes !

– Malhonnêtes !

– Serais-je honnête si je vous jure un amour dont je me sens pour vous incapable ?

– C’est un si vieux procès, chère enfant ! Il est tout fait, tout jugé, par des juges d’une autre compétence que vous. Après bien des divagations, le monde en revient toujours aux considérations que vous traitez – en vraie petite fille – de malhonnêtes.

– Mon Dieu ! fit-elle, laissons là ces jugements si bien faits. Je m’efforcerai de ne faire jamais rien que de loyal et d’honnête, et même que de raisonnable. Et rien ne me paraît plus raisonnable en ce moment que de vous supplier encore de me délier d’un engagement injuste.

Elle se tenait au bord de l’ombre et du soleil, pleine d’un charme sérieux, avec un petit pli de volonté au milieu du front, et Semaise était agacé terriblement par la subtilité de son élégance, la suavité de son profil.

– Je vous répète que je refuse ! dit-il violemment. Et je ferai, pardieu ! tout ce qui sera nécessaire pour maintenir ce godelureau loin de vous !

Elle pâlit, entrevit une scène horrible, la lueur des épées, la férocité d’un combat :

– C’est vil ce que vous dites là ! murmura-t-elle.

Elle s’éloignait, révoltée, épouvantée, avec des sanglots d’angoisse. Il la regardait partir, méchamment. Le cri de sa vanité saignante jaillit.

– Être sacrifié à une boîte à musique !

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