XX

Cependant, au bord du verger, le marchandage des témoins se faisait sans âpreté. Ceux de Semaise étaient venus avec des résolutions dures. Mais les officiers ayant cédé sur tous les points, selon les ordres de Jacques, l’entrevue devenait souriante. On avait convenu de prendre l’épée. Le combat ne devait pas cesser pour une blessure légère, à moins qu’elle n’entraînât l’incapacité. Et l’on ne discutait plus que l’endroit de la rencontre, non que les officiers eussent soulevé quelque objection, mais les témoins de Semaise hésitaient à choisir, consultaient leurs adversaires.

– Je connais, fit l’officier rural, au bois des Clares, un endroit délicieux. La lumière y est égale, le terrain élastique. Personne n’y passe. On y serait chez soi. Ce n’est guère loin d’ici, une demi-heure de cheval.

Tous se regardèrent une seconde, pour la forme. Ils étaient à l’unisson. On convint de prendre le bois des Clares.

– Ce sont de bons garçons, fit le lieutenant rural quand les gentlemen s’éloignèrent sur la route.

Quelques minutes plus tard, ayant refusé de dîner aux Avelines, par délicatesse, les officiers quittèrent Jacques. Il les suivit du regard, longtemps. Entre les peupliers ils jetaient des lueurs de coquelicots. Et la rêverie de Jacques s’allongea comme les ombres vespérales s’allongeaient sur la vallée.

Une note basse, tombale, toujours revenait, le troublait par son insinuante monotonie, finissait par dominer l’harmonie claire du bonheur. Être effacé du monde ? Oh ! non, pas maintenant, pas à l’heure où s’ouvre la cervelle, où l’être va prendre sa courte joie d’éphémère. Mais, inutilement, il écartait la musique noire. Sur les champs, où continuait le cycle du jour, où dormait une lueur jaune, où déjà se déployaient de larges mantes sombres, il retrouvait l’histoire de sa pensée. Le soleil marquait la désuétude, descendait, se fonçait. La profondeur du tabernacle poignait le jeune homme davantage. Il baissa les yeux.

Alors, sur un arbuste, il vit une belle chenille, en peluche noire et blanche. Brusquement un calosome jaillit, et de ses formidables mandibules emprisonna la bête de velours. Et cette parabole de la lutte éternelle, de l’insouciance de l’énorme travailleuse qui jamais ne s’effare du massacre d’aucun de ses enfants, rendit Jacques plus pâle.

Le jour avançait encore. Au loin les travailleurs cessaient la tâche. On voyait de pauvres dos courbés onduler au long des sentes ; des herbivores s’attroupaient lentement dans la lueur rouge, l’armée des moutons tremblait comme des flots d’écume, un bœuf blanc levait la tête, longuement criait sa mélancolie, le soleil se réfugiait entre les arbres.

Alors Jacques se mettait à marcher par les campagnes, saluant avec douceur les figures ocreuses de la pauvreté, apitoyé, plein de regret que l’imbécillité humaine eût fait la lutte pour l’existence si abominablement amère. Mais les sentiers se vidaient. Il s’arrêtait dans un pré solitaire, entre deux vernes.

C’était l’heure adorable. La molle lumière tombait du firmament sublime sur la terre qui se taisait, qui semblait écouter. Une haleine traversait l’horizon, un peu alourdie, passait sans bruit. Dans la mort des rayons, des vapeurs montaient, voilaient les contours harmonieusement, et le silence marquait la transition, le demi-sommeil, l’angoisse vague des bêtes du jour. Une émotion tendre sourdait d’en bas, tombait d’en haut. Quelques pâles étoiles primaires arrivaient sur les plages bleues.

Étonné, pris d’un saisissement, Jacques contemplait cette heure. Devant la splendeur auguste, la marche de son cœur était douce ; une confiance énorme lui venait, et les minutes coulèrent, si remplies qu’elles semblaient des journées… Les verrières du couchant s’assombrirent, les vibrations alanguies, plus longues, se retirèrent de la vaste contrée muette. Soudain, le silence de l’heure fut troublé ; une grêle mélodie courut sur les herbages.

C’était là-bas, sous la masse grise des feuilles… Un vieil homme s’y tenait, appuyé au tronc d’un frêne, soutenant un misérable instrument à manivelle. Sans doute, il avait, durant les heures claires, parcouru plus d’un village, attristant les gens de la musique chevrotante de son orgue, cueillant, liard par liard, la menue somme dont il sait vivre. Et, maintenant, loin de tous, dans les premières ténèbres, poëte inconscient, il écoute, avec un doux plaisir, un air de ce vieux instrument dont il a joué tout le jour sans en rien entendre.

Et Jacques aussi écoute.

Dans la musique pauvre, sans couleur, sans éclat, coulant si pénible, rampante, grêle et caduque, il était ressaisi du doute. Il regardait les prés noirs d’un regard amer. Et quand l’orgue se tut, que l’heure calme se fut perdue dans l’éternité, il marchait tristement sous l’étoilement de l’ombre. Près de la ferme il s’arrêta et les deux mains sur la poitrine, tout bas, il murmurait :

– Faudra-t-il mourir demain ?

Puis, plus bas encore, un nom bien doux lui venait, plus doux que le grand chuchotement des ténèbres.

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