XL

Le moment arriva enfin où le docteur prescrivit à Mme Vacreuse de sortir quelques minutes, le matin. Il faisait une température délicieuse, toute une semaine d’automne paisible, caressant, à percées intermittentes de soleil. Les forces de la malade revenaient, tellement qu’un jour elle poussa avec Madeleine jusque près de la Fontaine du Géant, où les amoureux, tant de fois, avaient rêvé d’avenir.

À présent, le réservoir décagone s’enveloppait d’adorable deuil. Les demi-cirques en gradins laissaient fluer une eau si maigre, des filaments si capillaires, qu’à peine était-ce un bruit de clepsydre dans le grand silence, à peine de petits cercles ridés à l’orée de la pièce d’eau. Une humidité terreuse limonait le Géant, tachait les mèches noires de ses cheveux, ses pectoraux immenses, la saignée de son bras. Les grêles statues, sous les stalactites, dans une robe verte d’algues, de mousses, étaient par places lavées par une colonnette d’eau, et là c’étaient des contours éclatants, des nudités neigeuses sous leur vêtement de cryptogames.

Mais, autour du réservoir, les grands platanes étaient presque chauves, se frôlaient de leurs tremblants rameaux, de leurs branches en cintre, et le corps de quelques-uns, apparus entre les lambeaux de l’écorce, étaient livides sous la monochrome porcelaine du firmament. L’eau était toute noire, sans fond, et les platanes y profilaient leurs fantômes, très loin, très profond, dans un abîme fantasmagorique où un ciel renversé s’enfonçait suave, ombreux, d’un blanc pareil à celui d’une sclérotique d’enfant. Des cimes de ces ombres de platanes, on voyait se détacher, monter vers la surface de l’eau, monter de ce gouffre superbe des feuilles. Les feuilles y venaient, très lentes d’abord, uniformément accélérées, jusqu’à ce qu’à la surface, l’ombre de feuille joignît la feuille réelle, et que doucement, toutes deux se missent à voguer avec des milliers d’autres ruines légères, des esquifs dentelés finement, un monde de nuances discrètes.

Dans ce coin muet de désuétude, Madeleine était ivre tristement, et, fermant les yeux bientôt, le même tableau lui revenait, non plus mi-mort comme à présent, mais dans sa vie pleine, sous la verdure aurée, l’abondance riche de l’été. Oh ! un jour, là, Jacques la tenait dans ses bras – des filaments moirés flottaient – les feuilles buvaient la gaie lumière – des moineaux roux criaient – les cyprins voguaient lentement, et de grands rayons les atteignaient, les faisaient fuir – l’eau avait une voix de charmeuse – un lézard frétillait sur une grande pierre plate – du chèvrefeuille et de la ronce croissaient entre des pierrailles – il passait des carabes d’acier – un petit insecte, tout vert, sans cesse partait, revenait – des tipules en nuée, s’élevaient, s’abaissaient, vibraient en million de coups d’ailes – sur des rais irisés, une araignée, croisée de jonquille, dormassait, indifférente – un oiseau, à petits cris fous disait la joie, le ravissement de l’abondance – et Jacques se tenait là – ne disait rien – il était pâle ! – Oh, mon Dieu ! pourquoi cette eau coule-t-elle encore, pourquoi tremblent les cimes des platanes !…

De grandes larmes coulaient aux joues de Madeleine, tombaient dans l’eau d’encre du bassin. Jeanne, assise encore au petit banc de pierre, voyait cette scène, et, colère, indignée, portait ailleurs son regard.

C’était un de ses jours de cœur dur, de volonté raide. Madeleine lui semblait bête, pleine de caprice, presque de vice, une mule entêtée à ne vouloir s’arracher du cœur un fétu d’amourette, butée dans une stupide tristesse. Et pâlir et maigrir, quand la demeure paternelle lui était si douce, sa vie toute dorée ! Il fallait être bien sotte, ingrate surtout. Et elle prétendait aimer sa mère !

– Je la ploierai ! murmurait Mme Vacreuse.

Dix-sept ans, elle n’avait que dix-sept ans ! À cet âge on oublie, n’est-ce pas ? Bientôt, d’ailleurs, maintenant que Jeanne redevenait forte, on pourrait rejoindre Paris. Des fêtes distrairaient la gamine. Ce n’était pas une si grosse affaire d’étouffer une tendresse : est-ce que Jeanne ne le savait pas ? Mon Dieu, ça paraît énorme et c’est si peu. Et les plus jeunes se consolent le plus vite. Un autre passerait, il n’y avait pas que ce Jacques qui eût de beaux yeux et de belles paroles ! Et personne ne serait humilié, personne ne tendrait la joue à l’injure. Un peu de patience seulement.

Jeanne s’apaisait, se découpait dans la lumière tranquille avec une sérénité lapidaire, une beauté raide, presque ninivite, digne d’être encadrée dans une inscription cunéiforme.

Brusquement elle se sentit saisie entre deux bras frissonnants, touchée d’une figure humide et tendre, et une voix de prière et d’humilité murmurait à son oreille :

– Mère ! Ta pauvre fille te demande grâce !

Jeanne se leva. Elle avait le regard très loin, comme attentive à une hêtraie qui s’apercevait entre les troncs des platanes, tout en haut des emblaves. Sa bouche était tranquille, dédaigneuse et, comme Madeleine se pressait plus fort contre elle, dans une grâce filiale, elle l’écarta, elle dit :

– Je suis malade par ta faute, Madeleine, et je mourrai plutôt que de consentir. Souhaite ma mort !

Ces paroles de férocité tombèrent formidablement sur la pauvre fille. Elle s’appuya contre un arbre, les yeux grands ouverts, pleins de protestation douce, et, avec un faible soupir, elle s’évanouit. Peut-être Jeanne eut-elle regret. Rien ne le témoigna. Elle se pencha sans hâte, tamponna les tempes de la jeune fille avec un peu de parfum. Madeleine se ranima, et, sans un mot, suivit sa sombre mère. Mais le sentiment pieux, de confiance, de filial respect trépassait en elle, laissait l’impression d’une chose arrachée, de la mort d’un être intime.

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