Quand Madeleine sut que sa lettre avait été remise à Jacques, une grande tranquillité descendit sur elle. Pendant deux jours elle eut le sentiment d’une force ajoutée à sa vie, d’un élargissement de sa destinée. Puis, des scrupules vinrent à naître, légers d’abord, fugitifs, insaisissables, mais qui grandissaient, la tourmentaient pendant son sommeil, et la faisaient timide devant sa mère, et contre sa coutume depuis la rupture, plutôt inquiète, effarée que chagrine. Jeanne eut le soupçon de quelque chose, et toute sa vigilance, qui s’était détendue dans la conviction que Madeleine commençait à se résigner à l’aventure, toute sa vigilance lui revint. Mais, la jeune fille étant exonérée de toute action jusqu’au soir décisif, sa conduite et celle de la nourrice ne fournissaient aucun indice à l’observation de sa mère qui, forcément, dut s’en tenir aux conjectures. Toutefois, à force d’induire et d’expérimenter par de petites demandes soudaines, les hypothèses de Jeanne finissaient par confiner à la réalité.
Outre ce trouble apporté par Madeleine, un autre souci tourmentait Mme Vacreuse au fur et à mesure qu’approchait la date du retour à Paris, le souci de sa vanité, le souci de ce que pourrait penser son monde des fiançailles rompues, du départ de Semaise. Malgré tout, malgré les mesures prises par l’ex-fiancé, il y aurait des sceptiques, de ces gens qui veulent voir l’équivoque en toutes choses, et ces gens-là chuchoteraient. Dans cet agacement vaniteux, Jeanne se mettait à regretter confusément que le mariage avec Jacques ne fût plus possible : ce mari jeune, beau, fils d’un riche et d’un puissant, nécessairement aurait fait s’incliner le monde. Et tout en rêvant à quelque péripétie qui lui vint en aide, quelque situation suraiguë, une démarche désespérée de Jacques, elle capitulait en partie, elle songeait qu’elle renoncerait volontiers à exiger une démarche personnelle de Pierre, qu’elle se contenterait d’un mot écrit d’excuse. Les événements parurent devoir la seconder.
Le 21, au matin, après avoir pris une tasse de chocolat, elle fut prise d’une défaillance et dut se mettre au lit. Le docteur, immédiatement requis, ne reconnut qu’une recrudescence très légère de son mal et qu’il déclarait due soit à une reprise prématurée du travail, soit à des préoccupations intimes. Après son départ Jeanne demanda Madeleine. Quand la jeune fille fut introduite auprès d’elle, Mme Vacreuse se montra très affectueuse, très triste aussi, et finit par dire :
– Je ne vivrai peut-être plus longtemps, mon enfant… Je me fais patraque !
Madeleine, très émue, subitement bourrelée de remords, s’inclina sur le lit et sanglota :
– Voyons !… Ne te désole pas, dit la mère… Viens ici… là !
Et tandis que Madeleine l’embrassait, elle poursuivait l’idée qui lui avait fait désirer cette entrevue : profiter du trouble de la jeune fille pour obtenir une confidence, et elle murmura :
– Vois-tu !… Si j’avais en ce moment-ci une grande douleur… je crois que ça me tuerait !…
Madeleine frissonna, avec une exclamation vague, touchée au plus profond.
– Qu’as-tu donc, Madeleine ?… Allons, Madeleine, regarde-moi… dis-moi !…
Et risquant brusquement l’aventure :
– Je sais tout !…
Madeleine se jeta de côté avec un frémissement de terreur, balbutiait :
– Non !… non !…
– Si ! fit la mère.
Et saisissant la main de la jeune fille elle l’attirait, elle la regardait en face avec l’impassibilité morose qui dans l’enfance épouvantait Madeleine, elle chuchotait :
– Allons, avoue… tu voulais partir ?… Tu voulais nous abandonner… Réponds donc !… Tu aurais eu ce courage, Madeleine !
La jeune fille ne répondait pas, grelottante, ses lèvres rouges distendues sur les dents fines, écartelée entre son amour infini pour Jacques et l’imagination affreuse de sa mère tuée par l’abandon. Chez Jeanne, c’était, au fond, une rage, une sensation d’humiliation à l’idée de ce triomphe de Jacques, et en même temps une satisfaction indéterminée et vaniteuse d’avoir violemment arraché le secret. Elle se tut quelques minutes, la tête roulée en arrière sur le traversin, les paupières mi-closes et jouant un accablement extrême, une tristesse immense. Puis, d’une voix exténuée, intermittente :
– Ah ! Jamais je n’aurais cru… nous quitter… partir au loin… sans calculer notre désespoir… et toi !… toi que j’ai aimée par-dessus toute chose ?
À travers son remords et sa souffrance, Madeleine songeait pourtant que « ce par-dessus toute chose » ne comprenait pas l’orgueil de sa mère, et elle revoyait les phases de son immolation, son amour jeté en holocauste au sombre Dieu ! Mais Madame Vacreuse s’arrêtait, retenait un cri « pour un étranger ! » disait sourdement :
– Si tu voulais m’écouter… Si tu voulais suivre mes conseils… tout, peut-être, pourrait s’arranger !
La jeune fille tourna la tête, surprise, incrédule, avec pourtant, l’éveil de l’espérance de son âge.
– Oui, si tu voulais ! reprenait Jeanne… Et pourquoi pas, dis ?… Tu pourrais bien, une fois, me croire plus sage que toi.
Alors, avec un regard de douceur et d’humilité, avec le geste de supplier sa mère de ne pas la tromper, Madeleine murmura :
– Que veux-tu que je fasse ?
– Écrire, dit Jeanne… ce que je te dicterai.
– Ce que tu me dicteras ?
Un frisson de défiance glacée, de terreur insinuante parcourut Madeleine, puis le désir d’une péripétie heureuse triompha d’elle, et elle répondit.
– Dicte… Je verrai !
– Prends du papier… dans le tiroir, là… Écris :
« Maman se contenterait d’un mot d’excuse écrite de Monsieur Pierre Laforge, sinon tout est impossible ! » Et signe.
– Oh non ! Oh non ! Je t’en supplie… pas ça ! s’écria Madeleine.
Et le visage enterré entre ses petites mains, elle se plaignait lentement, d’une manière navrante et continue :
– Écoute ! dit Jeanne… C’est enfant ! Veux-tu que je dise ce qui arrivera si tu obéis ?… Il arrivera ceci : Jacques ira à Paris, il pressera de nouveau son père… il le suppliera plus longuement que la première fois… il lui répétera qu’un mot à écrire c’est moins ennuyeux qu’une démarche personnelle… et il vaincra… tenez ! j’en suis sûre ! Et s’il ne réussissait pas…
Elle s’interrompit, elle hésita, et Madeleine, oppressée, répétait :
– Et s’il ne réussissait pas ?
– Eh bien ! reprit Jeanne… s’il ne réussissait pas… peut-être… oui, peut-être je pourrais… trouver tout de même un moyen !
– Oh ! balbutia la jeune fille.
Elle parut réfléchir encore, mais déjà était vaincue, son jeune cerveau dépolarisé par l’affirmation de la mère, par le vague délicieux des dernières paroles. Elle reprit la plume, écrivit les trois lignes dictées, signa. Puis, l’adresse faite, Mme Vacreuse sonnait, faisait venir la nourrice, et Madeleine donnait elle-même l’ordre de porter le pli, grelottante d’un effroi intime, du pressentiment inanalysé d’une contingence ténébreuse.