XVII

Alors Jacques descendit lentement le monticule, et toute la scène lunaire, l’herbe, la branche épanouie, les meneaux bleuâtres, la vierge frêle et divine, pour toujours s’inscrivirent au fond de son cerveau. À quelques pas d’elle, il s’arrêta, la tête nue. Il était plein de religieux respect. Des phrases d’adoration se pressaient, insonores, sur ses lèvres. Il n’osait plus regarder Madeleine, il regardait les plis de la robe blanche, l’ombre cendreuse étalée sur le pré. Le vague frisson de la campagne lui semblait un bruit d’océan. Brusquement il balbutia :

– Pardonnez-moi ! La témérité qui m’a entraîné sous votre fenêtre était indomptable. J’ai espéré n’être entendu que de vous. Mon tort, à présent, me semble infini. Mais pourquoi ces haines qui séparent nos familles ? Moi, je n’ai jamais pu haïr personne, tellement que je ne vous connaissais pas jusqu’au soir où vous m’avez si durement regardé. Dès la première minute je vous ai adorée… et pour toujours. Alors, en vain, j’ai voulu rester loin de vous. Toute ma vie se traînait misérablement dans le désir de vous revoir. J’ai combattu, j’ai de la volonté. Hélas ! contre votre souvenir ma volonté est morte. Peut-être que c’est mal de vous le dire et que vous êtes fâchée. Pardonnez-moi, j’obéirai si vous voulez que je me taise, si vous voulez que je m’éloigne.

Il avait un genou en terre, ses cheveux blonds tremblaient légèrement, une lueur charmante éclairait ses yeux. Involontairement elle le regardait, étonnée de le voir si beau. Il continuait :

– Ma vie est grave. J’ai dédaigné les plaisirs qui détrempent, j’ai donné mon âme au travail et à la patrie. J’étais très heureux, plein de larges espérances. Alors vous avez passé, et je n’ai plus dormi. Mes livres sont clos, le devoir, si doux jadis, m’est dur aujourd’hui. Une poussière couvre mes souvenirs, mon intimité m’échappe, je ne sais quoi d’âpre accompagne la moindre de mes pensées. Je souffre de tout ce qui est beau…

Il se tut. Cela s’était épanché de ses lèvres gravement, avec une intensité de candeur, la vibration d’une nature sincère. Madeleine, dans la nuit, en pleine poésie, apte d’ailleurs à l’enthousiasme, s’enivrait à l’emphase du jeune homme. Une grande sécurité lui était de plus en plus venue. Le silence les embarrassait cependant. Elle le rompit :

– Monsieur, dit-elle avec tremblement, est-ce que vous allez vous battre avec Semaise ?

Une grande mélancolie alla au cœur de Jacques. Il crut comprendre la démarche de Madeleine, crut qu’elle était venue pour supplier au nom de son fiancé. Et la voix plus basse, un peu brisée, il murmura :

– Mon Dieu ! rassurez-vous, il ne courra aucun danger…

– Oh ! fit Madeleine avec pitié.

Et s’avançant, quittant l’ombre du chêne :

– Vous ne comprenez pas, dit-elle. Votre réponse est douce pourtant, mais si triste ! Je voudrais seulement éviter ce duel, mais non pour Semaise.

Il levait le front, un trouble immense parcourait ses vertèbres, et ses lèvres remuaient. Madeleine sentit grandir son courage.

– Toute ma haine est évanouie, dit-elle. Du passé cruel, entre nous, il ne reste que de la cendre. Et rien autre, entendez-vous, ne m’a attirée ici que la crainte de ne plus vous revoir.

– Est-ce vrai ? cria-t-il.

Une lueur de ravissement errait entre les cils de Jacques, il était tout près de la vierge, à genoux, la figure levée. Il avait pris la main délicate, il y posait les lèvres lentement, timidement.

– L’existence va être si douce, murmura-t-il. Mais je voudrais vous dire… ô les nuits de ma misère qui finissent… ce noir avenir si beau maintenant… non, je n’osais pas rêver… toujours une voix triste s’élevait, protestait, Madeleine… à peine, étant seul, si j’osais murmurer ce nom… mais est-ce vrai, est-ce vrai ? me voulez-vous ?

– Pour toute la vie, répondit-elle.

Des tilleuls argentés répondaient à l’hymne des chênes, la roseraie encensait la pénombre divine, des formes mousses tremblaient lointainement, des taraxacums dressaient leurs menus pédoncules sur le tertre, et eux se sentaient enveloppés d’une bienveillance énorme, en sécurité sous le saphir nocturne semé de toisons vagabondes.

– Vous êtes belle, Madeleine.

– Et vous très beau… et si bon que, sans doute, vous ignorez votre beauté.

Puis, tout à coup, penchée sur lui, frissonnante, elle chuchota :

– Je me sens misérable.

– Quoi ?

– Ce duel. Il y a tant de hasard dans ces choses. Et puis, j’en ai le remords, ma conscience est lourde. Ne peut-on pas l’éviter ?

– J’ai promis.

Elle soupirait, leurs mains s’entrelacèrent. Une lente brise méridionale remuait dans les plantes :

– Il ne faut pas craindre, fit Jacques… Ce duel ne coûtera la vie à personne…

Sa voix était persuasive, détournait, allégeait la crainte de Madeleine. Ils se turent. Jacques s’était relevé. À mesure de l’ascension lunaire, les ombres s’accourcissaient. Les campagnes étaient comme une mer pâle, et la joie vitale accélérait la vie des jeunes gens. Leurs lèvres étaient sèches, leurs yeux tendres ineffablement, et il leur semblait vivre là ensemble et s’aimer depuis des temps immenses, et que toujours ils s’étaient connus. Madeleine était faible, sa tête ployait et elle se trouvait réfugiée contre la poitrine de Jacques. Alors, lui, au contact des beaux cheveux, ivre, pressa contre lui la vierge, et leurs bouches se touchèrent dans le premier baiser, chaste et pourtant plein de flamme.

– Je t’aime par-dessus toute créature, murmura-t-il.

L’église sonna, l’aube commença de vibrer derrière la forêt, une vague, une délicieuse rumeur de vie roulait sur les campagnes, les bestioles fauves froissèrent les feuilles, de menus cris s’éparpillèrent, et la Lune pâlit entre les nuées.

– Au revoir, dit Madeleine.

Elle partait furtivement sous les chênes ; il contemplait ce départ léger, de charme intense, de la jolie fée, et quand elle eut disparu, quand la grande porte des Corneilles se fut refermée avec un grincement, il s’en alla, pensif, par les larges campagnes.

Share on Twitter Share on Facebook