XXI

Dans la forêt des Clares, vers le Levant, un triangle s’ouvrait entre des sapins. À la septième heure la brise remuait péniblement les feuillages, en tirait un chant dur, et les piliers augustes, immobiles, tout droits sous les arches sombres, s’étendaient avec une majesté de salle hypostyle. Le soleil, oblique, entre les masses sévères, vaincu, à peine survenait par lames minces, par ovules tressaillants sur le triangle libre. Des plantules chétives essayaient de vivre à l’ombre des colosses, de petites fleurs se regardaient avec mélancolie, des demeures de ramiers oscillaient entre les ramures, au dessus s’épandait un ciel d’allégresse, d’un léger bleu poudroyant et les témoins de Jacques et Semaise préparaient un drame dans cette solitude.

Semaise était pâle, ferme cependant, avec un petit tremblement de la bouche. Il songeait que le hasard favorise quelquefois un novice. Son doute, pourtant, était faible. Il croyait à la victoire, et il appuyait parfois une pupille furtive sur Jacques, essayait de l’évaluer. Une fois, l’œil celte, paisible et miséricordieux, se posa sur l’œil trouble du viveur. Semaise en fut irrité violemment.

Le drame semblait stupide à Jacques. Il aspirait doucement le baume des conifères, et son étonnement croissait d’être là, par la matinée allègre, engagé dans cette chose brutale. Était-ce misérable ! Et il se sentait ridicule, dans une honte grave, par intervalles regardait ces hommes qui discutaient lentement le choix du terrain, l’égale distribution de l’ombre et du soleil, qui mesuraient deux joujoux argentins…

Toute contestation étant terminée, les deux adversaires posés l’un devant l’autre, le signal fut donné. Et le débutant cliquetis des jolies épées rendait les témoins attentifs, et aussi le docteur Gervasy qui se tenait un peu à l’arrière. Les premiers tâtonnements ne préjugèrent rien. Semaise était prudent, presque timide, comme il était toujours au début. Jacques avait une pose tranquille, un haut dédain stoïque, attentif cependant.

Mais l’élan, bientôt, l’irrésistible colère des batailles, rougissait les joues de Semaise ; un pétillement sec allumait ses prunelles. Il pressait son délicat joujou, en faisait onduler le ruban lumineux, et la sonorité, le grincement des lames attirait bientôt un oiseau curieux, le faisait, entre les aiguilles d’un sapin, avec un gentil penchement de tête, épier de son œil rond comme une perle noire.

Jacques ne s’irritait pas. Il répondait nettement aux rampements, aux dégagés vifs, aux clairs coups droits, se gardait, sans peine encore, car c’était toujours le prélude, mais un prélude graduellement accéléré, peu à peu marchant vers la haute lutte. Déjà Semaise, avec ennui, s’apercevait que l’homme du compas tenait l’épée irréprochablement. Il baissait les sourcils, s’indignait, mais sans perdre confiance, car Jacques se maintenant en défensive, sa solidité ne pouvait tenir qu’à son sang-froid.

Alors Semaise se mit à tâter l’adversaire, renforça ses attaques.

Les fers chantaient ; l’oiseau, attentif, à ce léger bruit croyait devoir son accompagnement, gonflait sa cornemuse, et sa voix charmante vibra, courut en échos de cuivre parmi les arceaux. Les témoins, le docteur, avaient de mauvaises figures, la méchante animation, le battement de cœur des vieux Romains aux cirques. Semaise, la mâchoire pointue, semblait une frêle bête féroce ; mais réglée, pondérée, prudente, seule la figure de Jacques gardait une belle humanité douce, d’une douceur d’énergie, d’un resplendissement de beauté stoïque. Il n’attaquait pas encore, mais nul des élans de Semaise ne le prenait au piège. Sa large volonté suffisait à la tâche de repousser cette éblouissante vipère qui cherchait à le mordre. Et Semaise, avec tremblement, s’aheurtait à cette force tranquille, que tous, silencieux, reconnaissaient maintenant.

– Halte ! fit une voix.

Les témoins ordonnaient la première pause. Elle était nécessaire à Semaise. Les arcs de ses dégagés s’élargissaient, ses coups déviaient, perdaient leur concision. Les épées s’abaissèrent, l’oiseau sonna quelques notes encore à travers l’opéra végétal. Il s’échangea des paroles brèves. Semaise se massait le poignet délicatement, et la fureur de l’impuissance, un désir immense de tuer l’ennemi, mettaient sur sa figure lasse une expression de bandit.

Les témoins regardaient préférablement Jacques. Ils l’avaient vu, sans trouble, avec un air de bonté, se satisfaire de la parade, à peine feindre de courtes attaques. Maintenant, son épée légèrement fixée dans le sol, il gardait une belle attitude, semblait incapable de rancune, incapable de haine. Alors, involontairement, toute sympathie fut pour lui, même les amis du viveur, au fond, souhaitaient la victoire de son adversaire.

Semaise, dans une atrophie de courage, baissait le front, et son rêve, ne reposant plus sur la certitude de sa force, devenait un rêve de faible, un rêve de chance, un triomphe de loterie.

Mais la pause finissait ; les frêles instruments de combat se relevaient obliquement, comme deux rayons blancs.

– Allons !

La musique grêle du métal recommençait, et aussi la voix de cuivre de l’oiseau. Immédiatement l’action s’éleva au maximum. Semaise, coërçant son expérience, la pliait à sa colère, développait toutes ses ressources. Son attaque échoua. Une pluie d’éclairs annihilait sa tactique et brusquement Jacques prit l’offensive. Alors, le viveur recula, mené d’une pointe terrible, jusqu’à un tronc brisé, une sorte de cippe végétal, où Jacques parut une seconde le tenir à merci. Mais les épées se ralentirent, les jouteurs reprirent leur place, et tous savaient que Jacques avait fait grâce à l’autre.

Quatre fois cette bataille reprit, la charge impétueuse du Celte, l’écrasement de Semaise contre la lisière du triangle, et chaque fois la pointe victorieuse s’écartait.

– Nom de Dieu ! grommela un des officiers.

La poitrine gonflée, tous frissonnaient, dans le saisissement de cette forte scène, dans l’admiration d’une belle lutte, et de nouveau l’homme civilisé s’immergeait en eux sous l’instinct des brutes.

Pourtant, un d’eux exigea la seconde pause :

– Halte !

Les épées retombèrent. Au loin, un ramier roucoulait, accompagnait en sourdine la basse forestière. Maintenant Semaise, appuyé contre le cippe, loin du groupe, tout en sueur, le souffle caverneux, béant, montrait une figure de décadence. Il avait senti l’haleine de la force, d’une force immense, aussi indomptable pour lui que la colère de l’ouragan ; il en gardait l’épouvante et l’humiliation. Il avait compris aussi la pitié de l’adversaire, la mansuétude d’un être supérieur, quatre fois avait vu se relever l’arme de mort. Où donc la puissance qu’il croyait posséder ?… Il restait pensif, il essuyait la sueur de sa face, n’osait plus lever ses paupières, et sa fureur de vaincu devenait tout son être, toute sa vie, lui faisait une conscience de brigand, où toujours revenait la pensée d’une trahison, d’une adroite infamie, qui lui livrât cette vie qui avait fait grâce à la sienne. Et il murmurait entre ses dents jaunes la parole triste de Charles-Quint devant Metz :

– La fortune n’aime pas les barbes grises !

Jacques n’était pas très las. Sa jeunesse gardait l’aise à sa poitrine, la force à son poignet. Il regardait devant lui, un peu surpris. Les sous-bois envoyaient une voix paisible, le frémissement des feuillages où courait la consonance du ramier, la flûte aiguë de quelques oisillons. L’être intime de Jacques avait la sérénité de la forêt, son calme et son ampleur. Il n’appréhendait plus ni de tuer ni de mourir, il se sentait plein de patience et de force.

Mais comme il détournait le front, il rencontra la silhouette du viveur. Et la vue de l’adversaire pâle, courbaturé, de son profil de bandit vindicatif, lui prit tristement le cœur, le fit souffrir d’avoir tant humilié un homme.

Semaise, cependant, s’était replacé au champ du combat. Il attendait le signal, d’un air d’opiniâtreté. Et Jacques se plaça devant lui avec mélancolie.

– Allons !

Au ferraillement clair, l’oiseau ne répondait plus, il voguait par-dessus les cimes, sous les groupes lumineux du ciel. La reprise était molle. Tous deux hésitaient. Jacques n’attaquait pas, laissait venir les coups, ripostait sans rudesse, et un vague espoir revenait à l’âme de Semaise.

Une grande troupe de cumulus passa dans l’horizon, mettant une étoupe blanche sur le soleil, et la lumière sourdait en diffusion calme, se couchait sur le val avec une douceur de lumière tamisée à l’albâtre. Soudain, le viveur, après une faible offensive, marcha vivement en retraite, et quand Jacques le rejoignit sa pose s’était métamorphosée, moins souple, un peu étrange. Les témoins ne comprirent pas de suite, puis, un des officiers crut devoir protester :

– Laissez, dit Jacques.

Semaise venait de prendre son épée de la gauche, s’escrimait ainsi avec bizarrerie mais adroitement. Sentant Jacques désorienté, il bondit en charge, et deux secondes mena la bataille. Mais bientôt, pressé de l’impétuosité du Celte, il était ramené, il allait s’acculer encore contre la lisière, quand on le vit faire crochet, sauter à gauche agilement. Alors, immobile, dans une attitude de fataliste, il attendit. Mais Jacques ne le rejoignit pas. Il avait baissé l’épée, il fit le premier pas pour rejoindre le terrain de la lutte.

Des choses noires roulèrent au cerveau de Semaise, toute la condensation souffrante de sa défaite, et les sourcils très bas, très proches, lui aussi abaissa l’arme. Il précéda Jacques, un peu en biais. Une de ses lèvres était saignante. Il tanguait. Une houle remua ses tempes. Et brusquement, en brute, le malheureux se déshonora. Sa pointe relevée, projetée en foudre, sembla devoir percer obliquement Jacques. Les témoins poussèrent une clameur furieuse.

Mais l’épée du Celte, incroyablement rapide, en retard pourtant, se redressa, horizontale, perpendiculaire au poignet, et l’attaque avorta en simple déchirure à la base du cou. Troublé, à la merci cette fois d’un instinct, Jacques à son tour poussa l’épée, la plongea dans la mamelle de Semaise. Tout de suite il en eut regret, horreur, recula ; et il baissait le front tandis que le viveur oscillait, tombait, un genou en terre. Tous, alors, le docteur Gervasy, les témoins, se pressèrent autour de Jacques, laissant Semaise sans secours, et le praticien, après un examen rapide déclara :

– Ce n’est rien ! Deux millimètres sous la peau… non, rien !

– Occupez-vous de Monsieur ! fit Jacques en montrant son rival.

– Un monsieur, ce cochon-là ! grondait un officier.

Cependant, Semaise venait d’abandonner son épée, croulait, étayé sur ses mains, et des bouillons de sang coulaient sur sa chemise, ruisselaient au travers. Alors, le docteur l’assit, mit à nu le torse, et lentement analysait, sondait la plaie fine et profonde, l’étanchait d’un geste doux.

Comme Jacques le questionnait, il murmura :

– Ce n’est guère… oblique… les organes saufs… mais la guérison ne sera pas prompte…

– Crânement mérité ! chuchota un témoin de Jacques.

Le sang fluait ; une syncope se déclara. Le docteur posait un appareil provisoire.

Alors Jacques, plein de remords, humble :

– Messieurs… n’est-ce pas ? Vous serez généreux !… Tout le monde hors nous ignorera l’aventure…

Les officiers hésitaient. Jacques leur prit à chacun la main :

– Sur votre honneur ?

– Soit ! fit le plus colère. Pour vous faire plaisir. Mais vrai, vous êtes trop bon. Ça ne vous réussira pas toujours. Le monde est canaille.

Tous, cependant, aidèrent à transporter le blessé. Après quelques minutes on atteignit une grand’route. Les deux voitures amenées par Semaise et Jacques y stationnaient ; et le vaincu, ayant été hissé dans la meilleure, on partit lentement. À l’orée du bois, les deux groupes se séparèrent.

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