XXII

Le lendemain de l’aventure du bois des Clares, le docteur Gervasy se présentait aux Corneilles, porteur d’une lettre de Semaise. Le docteur, homme dénué de politique mondaine, remit cette lettre sans introduction, et la surprise des Vacreuse fut immense en la parcourant. Elle annonçait le renoncement du viveur à la main de Madeleine, insistait sur le caractère irrévocable de cette décision, parlait de déshonneur, de tare, en phrases concises, d’une manière ambiguë. Un événement aussi considérable surexcitait Jeanne et déconcertait Vacreuse. La lèvre colère, elle lisait, relisait, finissait par s’écrier :

– Qu’est-ce que ça veut dire ? Pourquoi Semaise ne vient-il pas lui-même ?

– Madame, fit Gervasy… C’est un cas de force majeure… Monsieur de Semaise est blessé.

– On écrit clairement, au moins… Comment veut-on que je comprenne cette lettre ?

– Semaise a donc été blessé ? demanda doucement Vacreuse.

– Oui, d’un coup d’épée… il s’est battu, riposta le docteur.

– Bon ! grommela Jeanne avec un haussement d’épaules… duel, déshonneur, tare… un roman enfin ! Du moins, Monsieur, ne vous a-t-il pas confié quelque message verbal… une explication un peu moins confuse que sa charade ?

– Madame, répondit le docteur avec gravité, Monsieur de Semaise m’a chargé, en effet, de compléter sa lettre de vive voix, et si vous voulez bien m’écouter…

Il réfléchit une minute, avec le souci de mettre ses phrases en ordre, et de l’ongle de son pouce, il faisait distraitement vibrer celui de son médius. Jeanne, impatiente, attendait, tandis que Vacreuse s’amusait d’une petite tribu de mouches voletant au plafond ou broutant des pâtures invisibles.

– Ma mission, reprit enfin Gervasy, est, d’abord, de vous confier que Monsieur de Semaise a effectivement commis une action indélicate, et qui le rend peu digne d’épouser Mademoiselle votre fille… Secondement, de vous dire que des mesures sont prises dès à présent pour que la rupture des fiançailles soit ébruitée de manière à convaincre tout le monde que c’est vous qui l’avez voulue… que vous avez décliné l’alliance de Monsieur de Semaise. Afin de renforcer encore cette conviction, Monsieur de Semaise se propose de voyager en pays étranger pendant plusieurs années et ses premières lettres, destinées à la demi-publicité des salons, exprimeront les regrets… regrets d’ailleurs très sincères… qu’il éprouve du renversement de ses espérances…

Le docteur s’arrêta, content de la tournure de cette petite harangue, et recommença de faire vibrer l’ongle de son médius. Jeanne, moins nerveuse, comprenant qu’une circonstance extraordinaire avait pu seule déterminer la résolution du viveur, disait cependant :

– Enfin, c’est donc bien grave, cette aventure qui nous enlève Semaise ?

– Madame, répondit le docteur avec une nuance de majesté… c’est assez grave pour que tout homme d’honneur approuve sans réserve la décision prise… et il y a d’ailleurs une cause intime… aggravante… qui exigeait rigoureusement que Monsieur de Semaise renonçât à épouser Mademoiselle votre fille…

Monsieur Gervasy s’interrompit, rougit légèrement, puis ajouta :

– Je n’aurais pas, en somme, accepté d’être le mandataire de Monsieur de Semaise si ma conscience ne m’y avait forcé impérieusement… car je ne me sens aucune disposition naturelle pour cette espèce de mission…

Il s’arrêta de nouveau, timide, ne trouvant pas le tour exact, la phrase correcte, pondérée, délicate qu’il aurait fallu pour terminer, et avec un sourire embarrassé, naïf :

– Mais nous sommes tous le jouet des circonstances !…

– C’est bien vrai ! murmura Vacreuse par bienveillance.

– Alors, demanda Jeanne, c’est tout ce que Semaise vous a prié de nous dire ?

– Mon Dieu ! Madame, répliqua le docteur… il aurait bien voulu me charger d’un plus gros bagage… mais je m’y suis refusé… je n’ai voulu accepter que le strict nécessaire… ne me sentant ni la capacité ni surtout la volonté de prendre au delà !… C’est regrettable pour vous peut-être… mais mettez-vous à ma place… vous comprendrez que je ne pouvais agir autrement !

– Parfaitement ! répondit Jeanne d’un ton froid. Il nous reste, Monsieur, à vous remercier d’avoir bien voulu servir d’intermédiaire en cette pénible circonstance.

Puis, se tournant vers Vacreuse, avec un air de déférence, elle ajouta :

– Devant les motifs mystérieux, mais graves, qui sont invoqués pour la rupture des fiançailles… il est clair que nous ne pouvons que donner notre adhésion pleine et entière… Vous pouvez d’ailleurs affirmer à Monsieur de Semaise, et je pense qu’il en a toujours été persuadé, que pas une seule parole compromettante ne sera dite par nous contre sa personne… Pourtant nous prenons acte de l’engagement pris par lui, de persuader au monde que le refus n’émane que de nous… et nous agirons en conséquence.

Le docteur s’inclina, heureux d’avoir terminé, sans anicroche, son ambassade. Quand Vacreuse et Jeanne se retrouvèrent seuls, il y eut deux minutes de silence, elle ténébreuse, lui nerveux, un peu apeuré, comme à toutes les tempêtes de son intimité.

– Et ça ne vous fait pas plus que ça ! cria Jeanne enfin, furieuse de l’attitude recroquevillée de son mari.

– Moi !… ma chère, mais ça m’écrase !

– On ne le dirait guère !… Ah ! décidément ces aventures-là n’arrivent qu’à moi !

– Oh ! fit craintivement Vacreuse… ça, vraiment, Jeanne !… C’est justement à toi seule que ces sortes de choses n’arrivent jamais !

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