XXIII

L’après-midi de ce même jour, Vacreuse étant dehors, Jeanne se tenait solitaire dans son cabinet de travail. Son désappointement persistait, son ennui dur d’ambitieuse et d’opiniâtre déçue, et elle murmurait, par intervalles, des paroles de colère. En ce moment, un domestique entra lui remettre la carte d’un visiteur. Elle regarda vaguement le petit rectangle blanc, indifférente. Mais brusquement, elle tressauta, et, après de l’hésitation, d’un mouvement vif :

– Introduisez ce monsieur !

Puis, tandis que le domestique sortait, elle relisait le nom imprimé sur la carte, avec, peut-être, plus de surprise encore que dans le premier moment, et, avec sa moue carrée, elle grommelait :

– Jacques Laforge !… Jacques Laforge !

Et, l’aventure du matin s’entremêlant au petit mystère de cette visite, elle liait des événements lointains, des idées hétérogènes, lorsque, lente, la portière se souleva et Jacques parut. Elle l’observa avec attention, sans parvenir à reconnaître en lui le souvenir qu’elle avait du petit garçon de Pierre Laforge. Lui, dans la beauté de Jeanne, à peine en désuétude, cette noire beauté de Proserpine, retrouvait Madeleine, la regardait gravement.

– Monsieur, fit-elle, rêche, d’un air de malveillance, il me reste un doute : vous êtes bien, n’est-ce pas, le fils de Monsieur Pierre Laforge ?

– Oui, Madame.

– Excusez-moi, le hasard a oublié de nous mettre en présence depuis quatre ou cinq années et, à votre âge on change vite : je ne vous aurais pas reconnu.

Au léger sarcasme du ton, il rougissait, et ses yeux se fixaient sur les yeux ibériens de Jeanne. Elle perçut tant de sincérité dans ce regard – et une certaine admiration qui, malgré tout, berçait sa féminéité – qu’elle se sentait mollir. Elle murmura :

– J’imagine qu’une chose grave a pu seule vous amener aux Corneilles.

– Une chose très grave, en effet…

Et il ajouta, presque à voix basse, craintif :

– Aussi grave, pour moi, que l’existence de l’univers.

– Ah ! fit-elle.

Elle faisait des hypothèses, surprise à l’extrême. Qu’est-ce donc qu’un Laforge pouvait venir demander chez les Vacreuse ? Et l’idée lui vint naturellement d’une catastrophe, de quelque péripétie où le sort la faisait arbitre, mettait à ses pieds l’orgueil de l’ennemi.

Elle baissa le menton, s’imagina bonne princesse, accueillant avec mansuétude le vaincu ; puis, irritée de sa bêtise, elle reprit :

– Vous ne venez pas au nom de votre père ?

Jacques perçut, dans la voix âpre, la haine contre sa race, devint pâle, avec un éveil de révolte, mais se raidissant :

– Je viens pour moi seulement !

Maintenant elle avait les tempes roses d’un peu de pudeur mécontente d’avoir laissé jaillir sa rancune devant ce jeune homme. Lui reprenait avec une énergie paisible :

– J’ai toujours, Madame, détesté les rancunes de nos familles… dès l’enfance j’avais l’instinct de leur injustice et de leur inanité… et tenez, il me serait impossible de vous haïr, maintenant surtout – bien plutôt est-ce une véritable sympathie que j’éprouve…

Elle haussait d’abord les épaules impérieusement, puis, par degrés, la parole de Jacques la captait, l’engourdissait. En même temps, elle s’étonnait davantage, renonçait à deviner pourquoi ce jeune homme était là, demandait avec presque de la bonté :

– Enfin, Monsieur, tout cela ne me dit pas le but de votre visite ?

– Madame, c’est tellement grave cette démarche… à peine si j’ose !

– Il faudra pourtant bien ! fit-elle en souriant.

Alors lui, d’une voix chevrotante, le geste humble, tout bas :

– Je viens vous demander votre fille !

– Madeleine ! cria Jeanne.

Et elle ne comprenait pas pourquoi la surprise n’était pas plus profonde, elle échouait à être rude, malgré elle ne pouvait trouver absurde que ce beau jeune homme osât prétendre à Madeleine.

– Mais savez-vous que c’est fou, cria-t-elle enfin.

– Je le sais, dit Jacques.

– Vous ne connaissez seulement pas Madeleine.

– Je l’aime !

– Et elle ?… Vous lui êtes complètement inconnu.

– Je vous demande pardon, mais je crois…

Il s’arrêta, les cils abaissés, avec un tressaillement d’angoisse.

– Voyons, dit-elle… Vous ne voulez pas dire que vous avez parlé à Madeleine ?

– Si.

– C’est un roman alors ?

Et brusquement la bienveillance de Mme Vacreuse s’évanouit, son regard de colère tomba sur le jeune homme, tout noir et méprisant. La multitude des conjectures recirculait dans sa tête, de confuses corrélations entre la lettre de Semaise et l’arrivée de Jacques. En même temps, elle se sentait humiliée que Madeleine eût pu parler au jeune homme et le lui eût caché. Tout cela cahoté, inharmonique, singulièrement troublant.

– Oui, un vrai roman ! reprit-elle brutalement. Une histoire désagréable…

Alors Jacques, à cette minute si décisive, reconquit sa pertinacité des jours de travail et de guerre, et son regard large, sincère, se plongeait dans celui de Jeanne, malgré elle l’émouvait, la faisait plus souple. Il dit avec tranquillité :

– N’est-il pas préférable que je vous explique ?

– Oui, dit-elle.

Il commença lentement, et son air de belle vaillance peu à peu harmonisait les nerfs de Jeanne. Il dit l’éveil, l’éclosion douloureuse, les longues luttes dans le vide, dans la nuit, la mélancolie des espérances fanées, l’impraticabilité de tout travail, la mort de la volonté, l’antique drame du printemps humain compliqué de la haine des familles, les interminables rôderies d’un être vaincu, amolli, ballottant dans le tumulte des rues. Puis, comment la force indomptable l’amenait autour des Corneilles, ses contemplations nocturnes quand toutes les fenêtres du château étaient noires, que Madeleine s’accoudait solitairement, regardait tomber le croissant rouge dans l’occident, et comme il se sentait débile, écrasé du vaste ciel, si près et si loin de la jeune fille. Enfin, un soir, l’audace du désespoir était venue, il avait osé… il avait fait vibrer dans les ténèbres l’humble plainte de son amour. Mon Dieu ! il n’osait rien rêver, il ne voyait se lever aucune consolation dans le futur. Et jamais, peut-être, ils n’auraient échangé une parole, si Semaise…

– Ah ! cria Jeanne, Semaise y a donc été mêlé !

Colère à peine, fémininement émue du récit de Jacques, elle y goûtait une pause de saine humanité, toute surprise de la pureté de cette confession, de la rareté exquise de sa candeur. Il continuait, disait l’arrivée de Semaise, la dispute, puis s’arrêtait.

– Et quand avez-vous vu Madeleine ? demanda Mme Vacreuse.

– Cette même nuit.

Elle le toisa, altière, avec solennité. Elle comprenait qu’on pût l’aimer mieux que Semaise, et sous le glacement de son front, elle laissait errer cette pensée qu’avec lui Madeleine serait heureuse. Mais une révolte grondait dans toute sa personne, la crainte que ce ne fût pour elle une défaite et aussi la jalousie d’avoir été sevrée de la confidence de sa fille. Puis, son indestructible haine bouillonna, une rage d’avoir vu écarter le fiancé choisi par elle. Et les mâchoires denses, les sourcils rabattus, elle réfléchissait :

– Que vous a dit Madeleine ? demanda-t-elle.

– Il m’est impossible de répéter cela, Madame.

– Bien ! fit-elle avec un geste de dure approbation.

Et sa pensée retournait le problème, s’ébahissait des complications excentriques de la réalité. Puis, une face nouvelle apparut : si Pierre cédait, si de l’anomalie même de l’aventure pouvait jaillir un triomphe ? L’autre devait adorer un tel fils ! Et les mâchoires de Mme Vacreuse s’écartèrent, un maigre sourire évolua sur ses lèvres, tandis qu’elle reprenait :

– Tout cela est extraordinaire… très irritant… le bouleversement de nos projets… des choses longuement combinées et sur lesquelles nous comptions. Puis, je déteste en principe les aventures qui ne vont pas au grand jour. Mon Dieu ! Je sais bien… vous direz que vous n’aviez pas le choix. Et puis, quelle diable d’idée à vous d’aller justement aimer Madeleine… Et vous vous êtes battu avec Semaise ?

– Oui.

– Et vous l’avez blessé ?

– Nous avons été atteints l’un et l’autre.

– Mais lui plus que vous, n’est-ce pas ?

Il rougit. Jeanne, d’instinct, se sentait heureuse que Jacques eût eu l’avantage, un bonheur enfantin, antiraisonnable, dont elle s’indignait. Elle se leva, et droite, pâle dans ses vêtements noirs, l’accent monotone :

– Je réfléchirai… et c’est beaucoup accorder au fils de Pierre Laforge. J’ai besoin d’interroger Madeleine et de parler à mon mari. À la vérité, je suis un juge prévenu contre vous, et je tiens à vous dire qu’il n’est pas probable que je cède. Pourtant, je ferai un effort. Si c’est non, je vous écrirai ; notre refus serait irrévocable, et toute démarche ultérieure inutile. Si je n’envoie pas de lettre, revenez ici dans trois jours, à la même heure qu’aujourd’hui, j’aurai des conditions à vous imposer.

Il la sentait toute de volonté, invincible, et il observait les tempes dures entre lesquelles allait se décider le procès de sa vie et de sa mort. Et sa propre volonté, son énergie persévérante de nature noble, trop doublée d’intelligence pour se parer de contours violents, se rebellait, se préparait à la bataille. Un court silence s’abattit, durant lequel l’Ibérienne et le Celte se regardaient, puis Jacques s’inclina, avec un sourire très doux :

– Madame, dit-il, je remets ma destinée entre vos mains. Vous pouvez la faire toute haute si cela vous plaît ainsi. Vous pouvez aussi la faire plus triste que le sépulcre. Souvenez-vous seulement que je suis sans haine et tout prêt à vous aimer comme un fils.

Et se baissant, posant sa bouche sur la main de Jeanne, avec un soupir il s’éloigna. Cette sombre Jeanne, singulièrement trouble, restait pensive, l’âme dégelée, ses deux yeux de haine envahis d’une mélancolie de mansuétude.

– M’a-t-il vaincue ? murmura-t-elle.

Elle passait silencieusement à travers les appartements, trouvait très charmante la coulée du soleil sur la majesté du jardin, entre le dense tremblement des chênes, et avant de faire venir Madeleine elle s’immobilisa devant une fenêtre, le front chaud rafraîchi au vitrage, rêvant à une existence moins âpre que la sienne, à des jours de pardon, des intimités profondes, sans angles, sans violences. N’avait-elle pas trop été la sentinelle misérable d’une guerre aride, inutile et sans gloire ?

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