XXVI

La rencontre fut rude du père au fils. Le premier cri, un veto, une indignation de tempête, puis, plusieurs jours durant, Pierre resta inaccessible. Dans sa face à trame serrée, à tension perpétuelle, se pétrifiait l’opiniâtreté de la première parole de refus. Pourtant, ce n’était encore que l’attaque préliminaire, où le fils croyait fermement à la victoire : rien que l’aveu, la prière du consentement. Jacques, sans lassitude, revenait, opposait des forces très douces, variées, qui, heure par heure, usaient le roc, allaient au plus profond. Si bien qu’un jour, las des paroles désespérées de sa pertinacité toute filiale qui jamais ne blessait, de ce qui se sentait d’incurabilité dans son amour, tout soudain le sanglier céda :

– Soit ! cria-t-il. Si on te la donne prends-la !

– On ne me donne pas Madeleine ! répondit Jacques. Il faut la conquérir.

– Qu’y puis-je ? grommela l’autre.

Jacques lui prit lentement les deux mains, et son regard, tendre, intense, se posait sur l’œil d’ombre :

– Il faut aller la demander, murmura-t-il.

– Moi !

– Oui.

Alors recommença la dispute, et plus terrible. Dans le cabinet triste où montait un mélancolique pandémonium de cartonniers, ce sombre alambic de ruines et de fortunes, cet antre où Pierre était tout chez lui, sentait triplées sa volonté et sa force, longtemps une voix rauque s’épandit en récriminations. Jacques écoutait, immobile, appuyé à un coffre de fer énorme. Dans la colère paternelle, sa jeunesse, même son enfance, mille choses perdues sur la route qu’on ne parcourt plus, levaient leurs ombres, leurs fantômes dans l’encéphale du jeune homme. Souvent, il oubliait d’écouter, à la pause de quelque idée qui avait palpité trop vivement et qu’il poursuivait. Une pluie lente dansotait sur les vitres, une façade blanchâtre entrait dans l’ouverture des rideaux, il régnait une odeur de papier, et une faible tribu de mouches paissait dans ce microcosme sec, sur les verdâtres près des cartonniers, la plaine blanche, les collines du plafond.

Pierre continuait, se lassait, le larynx trouble, avait des reprises, vantait ses sacrifices, ses travaux, ses entreprises… et pour qui tout cela ? Pour son fils ! Et Jacques songeait, malgré lui, que si, en vérité, tant de méchante lutte, de brutaux renversements de pauvre monde, de tyrannie sotte et irréparable, si tant de volonté aveugle avait été déployée par amour paternel, pour lui, que c’était bien noir, qu’il y avait regret profondément, et même remords.

Enfin Pierre se taisait, aride, ayant épuisé son fiel, et à son tour écoutait, avec des sursauts, des interjections. Le soir venait, tout mouillé, mais chaud, accablant, sous les crinières, les volutes d’un ciel bas. Et Jacques parlait dans la pénombre, sans aucune violence, dans une concentration d’âme, en pénétrantes paroles. Ses arguments de raison, de nature, souvent laissaient le père comme vaincu, vibraient sur l’endormissement de sa conscience. Puis, la dispute reprenait plus violente, Pierre troublait tout, roulait obscurément des phrases ; puis, à de certaines minutes, il sentait s’éveiller sa vanité paternelle de tyran, admirait ce qu’il y avait de volonté douce dans son fils…

Les ténèbres étaient venues. La porte du bureau restait fermée, verrouillée. Des lueurs obliques, un tissu de phosphorescences, tremblotaient sur les murailles :

– Tu auras pitié de moi ! finissait Jacques. Tu ne sacrifieras pas deux innocents. Pour toi, cette démarche est toute impersonnelle – une ambassade qui n’engage pas ton orgueil. Pour moi, c’est toute la vie car tu sais que je suis de ceux qui n’engagent pas deux fois leur amour ? Et puisque tu as parlé de sacrifices, d’orgueil paternel… voudrais-tu ma carrière impraticable, mes jours sans travail, toute la débilité d’esprit d’un désespéré ? Ah ! si tu m’aimes, si par moi tu veux satisfaire quelque grande ambition, il faut dire oui ! Ils se tenaient maintenant près de la fenêtre. Aux baisers de l’air, dans la claire cage de cristal, une flamme jaune dansait, vivait. Paris remuait, clapotait, nerveux, trouble, dans l’horrible chaos du combat pour vivre. Pierre, lentement, frottait la précipitation d’eau qui voilait la vitre et d’un œil terne regardait le trottoir, les soies mouvantes de la lumière sur le miroir grisâtre de l’asphalte. Il était attendri, sombre. Il tâchait de se reconquérir encore, inspectait comme un poëte tous les menus détails de la rue, les petites sources temporaires, les flaquettes étoilées, le passage brusque d’une voiture. Brusquement, il se retourna, avec une pensée trouble de recommencer la lutte, vit Jacques qui le regardait, et le cœur lui faillit :

– J’irai ! dit-il.

Puis se reprenant, voulant au moins gagner quelque chose :

– Mais pas avant un mois d’ici !

Et la pression des mains de son fils, ce ravissement au visage de l’unique être de son sang, le récompensèrent alors, bien mieux que tant de victoires, tant d’âpres butins conquis sur les écrasés de la Bataille humaine.

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