XXVIII

Un petit pas s’entendit sur les dalles du corridor, et Mme Vacreuse dit à Jacques :

– C’est elle.

Madeleine parut, lasse, languide et pâle, et tout à coup vit le jeune homme. Alors, ils restèrent là, timides, tellement que Jeanne alla prendre Madeleine par la main, et les mit en face l’un de l’autre. Ils balbutièrent, pris d’un grand malaise, d’impressions violentes subtiles et presque douloureuses. Dans la crudité du grand jour ils se trouvaient changés, ils s’examinaient lentement avec la peur mutuelle de déplaire. Il fallut que la mère intervînt encore, dirigeât la conversation, et elle les tourmentait un peu, moqueuse :

– Faut-il vous présenter ?… Monsieur Jacques Laforge… Mademoiselle Madeleine Vacreuse… Vous ne vous êtes jamais rencontrés auparavant ? Non ?… Monsieur revient de Tunisie… Mademoiselle sort de pension…

Puis, apitoyée de leur attitude, peu apte, par nature, au badinage, elle s’écria :

– Faites donc une promenade au jardin, en attendant M. Vacreuse !

Au jardin, leur embarras se perpétua, mais, par degrés, ce qu’il avait de pénible se métamorphosait en douceur ailée, en nervosités délectables, et ils foulaient le sol avec une impression de fluidité, toute leur vitalité reportée au cœur et au cerveau. Autour, dans le treillis végétal, les oisillons tout jeunes, une multitude de bestioles à peine sorties de l’enfance, à peine accoutumées au vol, pépiaient avec abondance, racontaient la félicité de vivre. Par instants, Jacques murmurait une phrase courte, Madeleine répondait, puis ils retombaient au silence, avec des rougeurs subites, des peurs délicieuses l’un de l’autre.

– Voulez-vous voir mon jardin ? demanda Madeleine.

– Le vôtre… oh, oui.

Il était à deux pas, caché derrière une charmille, et Madeleine disait :

– Il y a tant de fleurs rares ailleurs… que je n’ai voulu que des plantes simples… sans même choisir.

Jacques s’arrêta, ému, et, véritablement, il était bizarre ce petit coin de Madeleine. D’humbles némophilias, aux facettes bleues, surgissaient sous l’impétuosité jaune des taraxacums ; des résédas encensaient les pénombres, une carotte jaillissait, en filigrane, les pissenlits étaient robustes, les mourons innombrables. Des lys surmontaient le gramen, tranquilles ineffablement, et les géraniums, autour, semblaient des lueurs d’aurore ; du persil était adorable, un chou s’arrondissait débonnaire et il poussait aussi un cyprès, des buis, un peuplier fin comme une flèche, hardiment lancé dans le firmament, des renoncules, des bluets, des coquelicots, des millepertuis, des achillées, des ombellifères, de la vigne sauvage, des mauves, des fèves.

– Regardez donc ! s’écria Madeleine en montrant un coin de la charmille.

Quatre araignées attendaient là sur leurs toiles, dans un calme formidable, leurs grosses pattes jaunes lacées de noir, accrochées fermement. Elles étaient de la même race, toutes géantes, avec de merveilleux ventres troubles, rayés de traits fins d’encre. La même ligne sombre coupait leurs dos.

De gros câbles, aux coins, soutenaient la grêle splendeur de leurs rêts, la trame ourdie de belle géométrie et toute générée d’elles, en forme et en substance.

Mais, parmi ces forteresses orgueilleuses, il existait une ruine, un flottant cordage, de petits haillons tremblotants, déchirés, ennuagés, dispersés sur cinquante feuilles. Quelque passant rude, oiseau, chat, avait déchiré l’œuvre de l’ourdisseuse, et l’araignée dépossédée se tenait sur une feuille, haletante et désespérée et maigrie à ce qu’il semblait, pensive, peut-être épuisée par d’opiniâtres engendrements, n’ayant plus de matériaux dans sa filature. Une goutte d’eau roulant d’une ramille, légèrement effleura la déçue ; elle mut ses pattes véloces, prit refuge dessous une autre feuille, et s’immobilisa farouche.

Autour des Tueuses, les proies voletaient, tournoyaient, effleuraient les embuscades ou se posaient une minute.

Une grande mouche avait de pâles saphirs sur les ailes, le ventre d’acier bleu, le thorax mat, la tête sanguine, et une plus petite était d’émeraude, un reflet micacé sur ses ailettes, et leurs pattes menues – fils noirs – montraient de petits coudes. Une abeille rousse, de pattes plus larges, trapue d’ailleurs, vraie ouvrière, la tête noir mat, terne, avec un point fauve, et le thorax velu, se palpait, passait ses pattes dans son cou, entre la tête et le thorax, les glissait au long des ailes, proprement les essuyait sur une feuille de fève. Et bien d’autres bestioles tourbillonnaient, noires, grises, brunes, un léger peuple industrieux ou purificateur.

– Que c’est charmant à vous d’avoir voulu me montrer ce coin de sauvagerie, murmura Jacques.

Et la parole valant d’après l’homme, Madeleine était heureuse de la louange, doucement la savourait.

– Puis-je y prendre une fleur ? dit-il encore.

Elle se pencha, lui cueillit simplement une némophilia frêle, puis ils continuèrent leur flânerie, avec toujours leur demi-silence, leur inaptitude à se familiariser au bonheur. Mais le trot d’un cheval dans la grande allée des Corneilles, fit dresser la tête à la vierge.

– Mon père ! dit-elle… Je sais qu’il est impatient de vous voir.

Elle l’entraînait, elle atteignait le perron au moment où Vacreuse venait de descendre de cheval. Le député s’avança vers les jeunes gens, avec son air de brave homme qui n’a cherché que le repos dans son existence. Contre sa coutume, il eut un mouvement de spontanéité :

– Monsieur Laforge, je pense !… Soyez le bienvenu !

Puis, une hésitation le prit ; mais, devant le sourire gai de Madeleine, il comprit que Jacques avait triomphé, et il se montra aimable, instinctivement se sentait à l’aise, tout disposé à préférer l’officier à Semaise dont l’humeur raide, les dédains, les railleries à froid, ne convenaient guère à sa bénévolence. Une conversation s’engageait, où Vacreuse mettait son esprit pauvre, son habitude d’homme public, tâtonneur qui préfère questionner, prendre des mines sérieuses d’écouteur. Interrogé sur ses souvenirs de campagne, Jacques fuyait les épisodes personnels, racontait sans hâblerie, disait la pauvreté de cette guerre où la nature seule était redoutable. Il ne lui arrivait de s’animer un peu qu’en parlant du soldat, et son amour des sacrifiés, sa préoccupation d’une bonne intendance, son esprit clair d’organisateur déconcertaient Vacreuse. Madeleine écoutait aussi, avec une jolie mine de jouissance, absolument indifférente au sujet, et n’y comprenant goutte, mais très charmée de la manière dont Jacques accouplait les mots et de l’aisance de sa parole :

– Vous devriez écrire quelque chose là-dessus ! murmurait Vacreuse d’un air profond.

Une sensation infiniment douce sourdait entre les paroles, et la présence de Vacreuse, après l’intensité nerveuse de leur promenade, plutôt plaisait aux jeunes gens, harmonisait leur tendresse, mettait en eux une langueur de rêverie, un endormissement de volupté, ce léger obstacle qui semble nécessaire au début des trop vivaces joies humaines et qui, dans le recueillement, la reprise du « moi » prépare à les cueillir plus entières, plus complexes et plus suaves.

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