XXX

Debout, au début d’une trouée dans les géométries d’arbres du jardin français des Corneilles, se tenait une déité maigre, en harmonie douce avec les pénombres, et les jeunes gens aimaient cette frêle silhouette, par elle commençait leur quotidienne rôderie du matin. Une petite rousseur était sur la fourrure fraîche des massifs, et les fleurs, en quatre enclos, autour d’un bassin, pointillaient du rouge-vif, de léger blanc, peu de jaune, du bleu noyé. C’étaient les petits poils de l’agirate, les éponges pourpres, de vélin violet, de safran, de neige, des dahlias, l’ascension haute des trémières, la pauvreté des bégonias, la subite originalité d’une orchidée suspendue à une tresse d’arbre, face animale, gueule, vase, l’inévitable mais lumineux géranium, la chrysanthème étoile d’or, les menus yeux mauves de l’héliotrope, et la strophe des feuilles-fleurs, ce que créent d’agréable opulence l’Irésine et le Coleus sombrement rouges, le pyrèthre doré, la cinéraire maritime, sa vive découpure saupoudrée d’argent, l’ampleur des balisiers noirâtres, l’amaranthe tricolore, le gnaphale laineux, les glaives de l’agavé, puis la plébéienne, l’ancêtre, la mousse subitement jaillissante dans cette belle aristocratie des tisseuses de rayons.

Jacques, amoureusement, improvisait un bouquet, le posait d’une main tremblotante au corsage de Madeleine, et ils abandonnaient les parterres, glissaient par les allées d’arbres. Les vieux rivaux des chênes, les ormes, plus doux, s’enlaçaient en fortes arcades, faisaient une nuit de crypte romane, tandis que sous les peupliers d’Italie c’était une haute, frêle voûte ogivale. Les peupliers canadiens remuaient leurs petites ailes d’argent, frétillantes ; la symétrie des folioles du frêne, sur les arcatures moelleuses, agréait à côté de la gentille personnalité du cytise, son manteau tendre, fraîchement ajouré ; et des saules blancs, nullement ragots, aux bords de fragmentaires pièces d’eau, miraient leurs frondaisons de lames aiguës, blanches aux coups de soleil en revers ; et quelque saule de Babylone, édicule de haut art végétal, ses frêles, pleureux et pâles filaments touchant l’onde de leurs pointes, rasant les nénuphars, toute sa toison de douleur épandue sur un large périmètre, prenaient fortement le cœur, le pénétraient d’exquisité mélancolique.

Puis, en pente douce, des herbes s’étendaient, l’humble vulpin et le ray-grass, des rectangles frisottants avec des polissures fugitives, coupés de sentiers de sable, et un coin de jardin potager apparaissait, où, parmi les légumes, des cloches de melons brillaient comme des domuscules d’argent ; des poireaux balançaient leurs sphéroïdes pleins de semences. Et toujours la promenade des jeunes gens aboutissait à un grand étang, près de la grille, devant le village.

Par un délicat travail de nuances, le firmament, gris-pâle au pourtour, bleuissait lentement jusqu’au zénith. La tour de l’église, teinte comme un camaïeu, émergeait derrière les toits ardoisés, à cheminées blanchâtres, du village. Trois îlots, en triangle, saillaient sur le tremblement léger de l’onde, et, parmi leur toison tendre d’arbustes, se profilaient quelques dures, sombres pyramides de conifères ; un seul peuplier noir, tout frêle, élevait chaque ramille en verticale. À l’Orient, une pagode à toits retroussés, les arêtes recourbées comme des cimeterres, apparaissait par-dessus de basses têtes de frênes, entre des trembles sensitifs. Le ciel teintait l’étang de prismes saphirins, nués d’ambre vers les bords. Deux cygnes australiens voguaient en philosophes, leurs yeux rouges pareils à des rubis, leurs becs écarlates comme des gousses de poivre de Cayenne. Un canard suivait, qui, par instants, plongeait sa tête dans l’eau, relevait sa courte queue diaprée et les bouts lapis-lazuli de ses ailes, tandis que ses pattes orangées battaient mollement de bas en haut. Cols plus longs, les cygnes noirs plongeaient sans quitter l’horizontale, hérissant un peu leurs plumes, et leurs becs vermillonnés reparaissaient mâchant des herbes fluviatiles.

Jacques et Madeleine longeaient les bords à loisir, et au-delà d’un petit pont de poutres, ils passaient dans une chapelle de platanes. Là causait une fontaine. Un noir géant de bronze, l’air rustre, point féroce dans son excessive toison de barbe, de cheveux, les pectoraux renflés, les reins câblés, avec une peau de bête aux épaules dont passait la tête cornue, était là rêveur sur un roc, et deux marbres bien mièvres se tenaient plus loin, les pieds dévorés de lichen.

L’eau tombait frêlement, avec son bruit de soupireuse qui monotonise la pensée, croulait sur des marches en grès, par-dessus des paquets de mousse laineuse, emplissant un bassin décagone relié à l’étang, où filaient, à l’ombre, de fainéants cyprins. Les platanes étaient pâles dans le soleil, se rejoignaient en voussure de chrysolithe, au bout des troncs écorchés, tachetés de soufre. Hauts par-dessus la fontaine, deux fleuves, dévorés par la dent éternelle, penchaient des urnes ébréchées.

Les jeunes gens écoutaient là, ravis, le petit clapotis de clepsydre, et Jacques s’agenouillait une minute, posait de dévorants baisers sur les bras de Madeleine. Un trouble venait à leur regard, leurs cœurs grondaient.

– Viens ! disait Jacques, effrayé du péril de la solitude trop ombreuse.

Ils partaient, allaient se reposer au petit kiosque japonais, devant la campagne d’août. Les grains étaient fauchés, des meules blondes s’édifiaient, et des tas fauves de foin. Près des rectangles hérissés d’éteules, trop secs, les prés captivaient fraîchement. Des volets se rabattaient dans la brasillante journée, des gramens se glissaient parmi les vernes des mares, et des vignes rougissaient sur l’arrière-plan déclive.

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