XXXI

Il leur arrivait de sortir des Corneilles. Leur promenade les portait fréquemment auprès d’une ferme où le travail n’avait pas la tristesse d’ailleurs. Un diable de laboureur, vif, toujours chantant à plein gosier, y besognait en famille, aidé de ses fils et de ses belles-filles. Et une des particularités du bonhomme était une ressemblance physique incroyable avec le roi Henri IV, dont il avait encore des traits de caractère, la bénévolence, la gaîté, la pertinacité sans faste. Toujours les jeunes gens faisaient une courte halte près de cette ferme, en admiraient l’ordonnance.

Les bœufs rouges, patiemment broutant, circulant, ou assis sous quelque pommier, levaient leur œil de pensée lente, de lente digestion, pesamment bleuâtre, et à côté, vif, un étincelant poulain, animal de nerfs, s’ébrouait, rejetait, par pétulance, espièglerie, sa tête en arrière, grattait le sol de son joli sabot. Le mâtin, massif, sa langue rose dépassant ses babines, avait un autre regard que ces herbivores, des yeux graves et très beaux, disposés pour la vue d’ensemble, comme ceux de l’homme. Il flairait, aimait les jeunes gens, les recevait en seigneurie hospitalière. Souvent une chèvre projetait ses cornes au bord de l’ombre de l’étable, et sa prunelle lenticulaire, presque un trait dans le soleil, était bienheureuse d’un bonheur sec de grimpeuse de rochers. La gorge des pigeons se métamorphosait perpétuellement, et plus encore celle du coq, tandis que, impassibles, les poitrines bombées comme des cuirasses blanches, des pelotons d’oies s’avançaient par la prairie, cernées par les poules en maraude, et qu’un petit auvent abritait la gentillesse d’une couvée jaune, avec la mère maigre, ardente, enflammée de défiance, d’amour, déployant une bravoure colérique à la moindre approche, les ailes palpitantes, hérissées. Infatigable, dédaigneux de contemplation, le peuple abeille bruissait aux portes minuscules et innombrables des ruches, et toutes étaient de jolies vivantes roussâtres dans le soleil. D’autres insectes ramaient, et la bergeronnette vite volait au secours des graminivores, chassait, dévorait vaillamment les petits suceurs de sang.

Cependant, dans une incoercible gaîté, Henri IV et ses fils terminaient la rentrée des céréales, et le lourd chariot débordant de gerbes arrivait par périodes synchroniques à la ferme. En passant, dans sa casaque poudroyante, le paysan répondait allègrement au salut de Jacques, dans une belle attitude d’aise, virile, digne, et familière exactement au point.

– La terre m’a fait bonne mesure cette année ! dit-il après les mots de prélude. J’ai quasi trois fois la consommation de la famille en céréales pour la prochaine année. Faudra vendre le surplus et ce n’est guère ma coutume.

– Vous ne faites pas de blé ? demanda Jacques.

– Nenni. Voyez là-bas ces bœufs rouges… je les crois beaux. Je fais de bonne viande depuis que je vois le Nouveau-Monde nous dévorer la culture du froment… J’ai lieu de chanter, tout prospère !…

– Et vous chantez, dit Madeleine, à réjouir le cœur des passants !

– Dame, ma belle mam’zelle ! Je suis pas malheureux ! Le soleil et la pluie viennent à souhait, les étables sont pleines… voilà ! mais ça ne me suffit pas pourtant, vous savez ! J’ai encore un souhait, et, par exemple, un bien grand diable de souhait !

Henri IV jeta autour de l’horizon un coup d’œil large, et, sur sa physionomie un peu railleuse, une grande douceur transsuda.

– Et ce souhait, on ne peut pas le connaître, sans doute ? demanda Jacques.

Henri IV épia le jeune homme, embarrassé :

– Pardi… Quelque chose me plaît en vous… Sauf vot’respect, monsieur… Je vas donc vous le dire. Donc, moi, j’ai pas à crier contre la terre, ni contre les hommes : la terre n’est pas avare et les hommes nous laissent ces bons arpents… et c’est juste un bon lopin pour une famille… du travail pour le père et les fils… et des économies pour les mauvais jours. Enfin, un bon sort, faut dire. Mes belles-filles, mes petits-enfants, tous vivent en joie. Eh bien ! c’est drôle, ça ne suffit pas tout à fait à mon cœur, monsieur… Ce que je voudrais, sous ce ciel qui s’étend si bleu en ce moment, et sur toute notre France, et même plus loin, c’est que tous les hommes en aient autant, tous ceux qui veulent bien travailler, s’entend. Vous me direz, et je le sais bien, le sol de France n’est pas assez grand pour donner ça à chaque famille. Mais je ne suis pas assez sot pour ne pas savoir que la terre n’est point tout, et qu’il y a d’autres richesses, comme dit le livre que je lis pendant les veillées d’hiver. Eh bien, alors ? Croyez-vous qu’avec un peu d’entente, et sans colère, ça ne pourrait pas venir un jour. Dame, qu’il y ait des riches, je ne dis pas non, mais qu’il n’y ait pas de pauvres, monsieur, voilà à quoi je rêvasse après le travail, et surtout pendant le repos du dimanche… Ça serait si beau… tout ce monde qui chanterait !

Et Jacques restait surpris, extrêmement, de voir ce vœu de « poule au pot » jaillir des lèvres de ce paysan, de ce paysan qui, au physique ressemblait tellement au bonhomme roi qui disait à son Parlement : « Mes prédicateurs vous ont donné des paroles avec beaucoup d’apparat. Et moi, avec jaquette grise, je vous donnerai les effets. Je n’ai qu’une jaquette grise ; je suis gris par le dehors, mais tout doré au dedans. »

– Bénie soit votre famille ! fit Jacques avec gravité en tendant la main au paysan.

– Vous en êtes donc… de mon idée ? demanda Henri IV.

– De tout mon cœur !

– Ah !… il me semblait bien ! Vos yeux chantent la bien venue au pauvre monde…

Les amoureux s’éloignent, tandis que déjà reprenait une strophe sonore du paysan, et ils causaient longtemps du rêve candide.

– Est-ce donc impossible ? demandait Madeleine avec un gentil enthousiasme.

– Non, mais il faudra tant de siècles !

– C’est bien noir ! soupira-t-elle.

– Bien noir.

Et leurs ombres, excessivement longues et toutes grêles, les précédaient sur la sérénité mi-crépusculaire des pâturages.

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