XXXII

À la longue, tandis que leurs personnalités s’harmonisaient, se confondaient davantage, l’idylle devenait périlleuse. Déjà leur vœu d’amour tendait plus loin que la volupté confuse d’être ensemble et de se frôler, la voix éternelle les troublait, les faisait pâles, et deux événements intimes marquèrent profondément cet état. La première fois, ce fut au bord du grand étang des Corneilles, un jour que des nimbus montaient sur le paysage, se massaient impétueusement dans le zénith. L’atmosphère se dilatait, de pénible respiration, et Madeleine vibrait électriquement.

C’était l’heure générique de l’orage. Dans la respiration basse d’une brise mourante, le paysage devint violet, la tourmente des nues créa une fièvre noire percée de blancs livides. L’étang reflétait les âpres tons du firmament ; les arbres troubles attendaient dans les îles roussies où s’abattaient des ramiers émus, et les martinets quittèrent la tour de l’église. Puis, le ciel furieux se coupa de vents électriques, à trous dentelés, à nues grises, graduellement charbonnées, enfumées, bientôt fusionnées en grandes masses aux bordures de lumière tremblantes comme des ailes, et, enfin, un cyclone zénithal, des nébuleuses en spirales. L’air monta, subitement rare, forçant la respiration, et Madeleine nerveuse, haletante, charmée au fond, levait la tête, se serrait à Jacques. De grands lambeaux violâtres, figurant des forêts, des descentes de collines, des entassements de champs jaunes, cernèrent le cirque horizontal. Immobiles quelques minutes les arbres frémirent comme des vivants, de grands tourbillons emportèrent des feuilles, en ascensions hélicoïdales, puis les recouchèrent brutalement sur le sol. De brusques paix, des silences maladifs, des attentes où se condensaient les électricités énormes de cette journée, puis toute la nature luttante, tournante, prête à l’orage qui va bondir d’une nue à l’autre. Le premier éclair jaillit, bleuissant la Pagode, les rainures, l’eau boueuse ; puis les décharges s’accumulèrent, baignant toute la coupe de splendeurs larges ébranlant formidablement les ondes sonores ; puis les premières gouttes tombèrent, éparses.

– Mon Dieu ! murmurait Madeleine.

Apeurée, elle se tapissait tout contre Jacques, et un petit tremblement relevait ses épaules, passait sur sa nuque délicate. Il la soutenait, disant quelques syllabes tendres, mais au soyeux contact de la vierge, peu à peu, il devenait tout pâle, lui-même frissonnait, respirait mal. Ses mots s’embarrassèrent, il regardait vaguement devant lui. Mais elle leva les yeux, vit le trouble de Jacques et se troubla. Dans les intermittences silencieuses ils entendaient leurs cœurs, et indomptablement leurs bouches se rencontrèrent. Puis, immobiles une minute, dominés, ils se sentaient sous un obscur vouloir qui dénouait leurs forces.

Mais la volonté leur revint, l’effroi du péril, leurs bras se desserrèrent, et ils baissaient la tête, la chair trop émue encore pour oser se regarder.

Une brise régulière courut, des flocons venus du sud se posèrent sous les masses grises du firmament. Puis, des sillons resplendissants, une crépitation bizarre, et une avalanche se roulait sur les herbes, une magnifique pluie blanche. Elle fut brève, les nimbus lacérés s’éparpillèrent en écumes, un océan de rayons s’abattit.

Avec sa peur passée, les yeux pleins du charme d’après pluie, Madeleine souriait à Jacques, et lui s’éloignait d’un pas, un instant contemplait la pose délicate de la jeune fille.

– Oh ! que c’est aimable à toi d’être si jeune… d’être là debout… et de me laisser t’adorer !

Elle, embarrassée et rose, mordait sa lèvre, abaissait les fins rais de ses cils. Des plis vivaient doucement, variaient le discret clair-obscur de sa toilette, et au bas de la robe gris de nue, un filet merise courait en ondulations. Son pied s’avançait un peu, enceint de velours cramoisi, se découpait sous la cheville légère où un bas de soie mettait un treillis de soufre et d’ébène. En dessous, elle contemplait Jacques, ses grands yeux celtiques, sa belle tête pensive sous l’abondance des cheveux blonds, à son tour l’admirait, s’approchait de lui impétueusement, l’enveloppait du noir regard de son amour jaloux, et bégayait, en syllabes entrecoupées, le Cantique des Cantiques…

– Venez-nous en ! dit-elle enfin. Il doit faire adorable marcher sur l’herbe humide. Puis, tu sais, les moindres choses ont pris de la grâce depuis que tu es au château.

La beauté d’un monticule les arrêta, planté de conifères. La sombre famille, presque rieuse après la pluie, presque gaie, mais d’une gaîté sage, philosophique, en contraste avec la vivacité étincelante de l’herbe, pleine d’irisements à la pointe des petits glaives verts, la sombre famille montait au long des plis lents du terrain. En sa majesté droite, pointant ses aiguilles sous les cocons déchirés des nues, un grand pin régnait à la cime, et il y avait des cèdres étendant longuement leurs mains plates ; d’âpres lierres vêtissant de deuil un fût mort ; des sapins immobiles dans un songe de septentrion ; une jeune tribu de bouleaux, tremblants encore de l’orage, trempés, découvrant leurs torses délicats vêtus de soie blanche ; une source éphémère dans un pli de l’herbe, pleurant bas, avec de petits soubresauts, frôlant deux houx leurs feuilles ourlées d’argent ; des ifs de vie lente, lourde, taillés férocement par les jardiniers, et un cyprès, un cénobite colossal, noirement rêveur, devant qui reculaient les siècles.

Ils montèrent.

Leurs pas se répercutaient aux concavités déclives. Entre les fûts, la religieuse lumière ondulait. Ils levaient les yeux, vers le plafond d’un cèdre, et dans l’horizontalité des ramures de l’arbre noir, son rigide duvet cristallisé, il transsudait une lueur idéale. Elle blanchissait les vides légers de la trame, pénétrait en polygones bleuâtres par les meneaux, rasait, enveloppait les bras monstrueux, leur nudité râpeuse, leurs déroulements graves, puissants, solennels. Ravis par la splendeur silencieuse, par ce merveilleux coulement de clair-obscur, Jacques et Madeleine y percevaient comme un élargissement sacré de leur amour, et taciturnes, l’âme très douce, ils s’attardaient longtemps à cueillir une grappe de sensations, puis, bien lentement, avec au fond de leur mémoire un tableau robuste, un chef-d’œuvre de l’Artiste inlassable, ils reprirent leur route au long des sentiers, las et l’âme surhaussée.

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