XXXIII

La seconde tentation survint au dehors des Corneilles. Ils s’étaient égarés. Quoiqu’ils se tinssent près des rideaux de peupliers, par les sentes encaissées, ils étaient pleins de poudre grise, arides, l’âme un peu stérilisée par la marche sur le sol blanc, suivis de la sèche rumeur des insectes, quand, entre les aulnes, ils aperçurent une mare. Entrés dans la pénombre, de suite leur âme eut la paix du monde des eaux, la muette fraîcheur d’Oannès.

Là, croissait la beauté abondante, sa ténuité, ses minuties. Le pinceau minuscule, d’heure en heure, y retouchait. Dans les petites chevelures, dans les toisons, sur les agames flottants, sur l’élégance des graminées, des salicaires, à toutes les courbes des végétaux, continuellement la grâce ruisselait, le ravissement de la lumière, l’indéfinie métamorphose. Dans le silence, toute voix diurne y était rare. Les jeunes gens firent quelques pas. L’eau clapota sous des bonds de grenouilles. Ils se trouvèrent sur un petit promontoire, entre deux saules. Devant eux, une ouverture dentelée laissait entrer des choses lointaines, excessivement lointaines. Alors, ils se tinrent immobiles, et, près d’une colline, dans la tremblante vie lumineuse, des bœufs, des chevaux, des hommes semblaient, à cause de la distance, glisser avec une lenteur dormeuse de rêve.

Mais voilà que, rassurées du silence, sur le petit promontoire, il vint un monde de grenouilles vertes. Elles levaient leurs têtes, ouvraient des yeux couleur de cuivre dans la singulière pénombre, étaient assises sur leurs cuisses, appuyées sur leurs courts avant-membres, avec leurs doigts palmés, leurs ventres blancs, les taches, les filets bruns du dos, des êtres de singulière sorcellerie, de petites nécromanciennes grotesquement contemplatives, réfléchies. L’une, l’autre, parfois criait doucement, bondissait aux blancs périanthes des sagittaires, étendait ses membres humains sous l’onde, et Jacques et Madeleine s’intéressaient prodigieusement à ce peuple, ne pouvaient le quitter. Les algues, les écaillettes des lentilles d’eau laissaient des miroirs libres où les gerris glissaient furtivement ; la grêle massette poussait des glaives déjà flétris, avec des ajourements longs, des losanges de vide bleuâtre, les populages se fanaient et quelque chose d’exquis s’exhalait de l’épilobe de ses fleurettes rosâtres. De puissants roseaux poussaient comme des bambous. Et les ramuscules de la grande douve, la majesté de la flambe, la coriacité du terne plantain, un buisson clair de lysimaque, tout cela, dans le tamisement des rayons, des ombres de soie, des clairs de topaze émeraudée, dans le volètement des insectes, sous le tremblement d’un large peuplier, donnait la grande jouvence aux amoureux, l’allégresse de genèse éternelle, émanée de la Mère impérissable.

Sur le cou de Madeleine, un rayon réfléchi remuait et la tête restait ombragée, dans une attention exquise, avec la vie divine des deux prunelles fixées sur le promontoire. La robe souple, à douce transparence de perle, s’harmoniait aux plantes ; mais Jacques ne suivait que le tremblement du rayon dans le cou de napée, et un peu la lueur d’un rubis feu oscillant au bout d’un lobe couleur de liseron.

Elle, préoccupée des rainettes, se sentit enlacée brusquement et les lèvres de Jacques errèrent dans sa nuque. Elle ferma les yeux, avec un frisson de satin sur sa chair ; il la sentit faible, il se mit à genoux, dit son culte, la tête cachée dans les plis de la robe parfumée, et se perdant au contact de la Sulamite.

Quand, par un immense effort, il dégagea sa tête, tous deux grelottaient. D’en bas, il la regardait, craintif, et elle, farouche, abaissait sur lui la splendeur noire de ses prunelles. Alors, ils se sentirent dans une profonde misère. C’était, tout autour, insinuante, la même Voix, la Voix de la minute qui passe, de l’Instable, de l’Éphémère. Elle chuchotait sur l’eau d’ambre, sur l’algue humble, tombait des feuilles du saule, tremblait dans les miroitements du soleil. Apeurés, écrasés par l’Infini qui, si vite, les reprendrait à la Vie, leurs veines étaient en tumulte.

– Madeleine ! murmurait-il.

Il la tenait contre son cœur, et toutes ses forces, au doux fardeau tiède, palpitant, embaumé, s’évanouissaient. Du vaste monde, ils ne percevaient plus que les grondements de leurs poitrines. Comme l’autre jour, dans l’orage, le périlleux vouloir, obscur et immense, les dominait, commandait de créer, de se soumettre à la Sélection.

Ils s’y refusèrent. Il recula lentement, en désordre, et sur le pied d’enfant de la Vierge, sa petite chaussure ajourée, il mettait un long, soumis et triste baiser. Puis, tous deux, pendant longtemps, ils restèrent détournés l’un de l’autre, la chair trop lourde, tremblants de leur solitude, épouvantés de se dire une parole.

Cependant, le crépuscule approchait, les ombres devenaient roses, des taches de lumière plus dorées se posaient au tronc du peuplier, l’eau était mystérieuse, et les rainettes commençaient à chanter. Ils les écoutaient, trouvant que c’était bien un concert de filles aquatiques, des accents humides, admirant les métamorphoses de leurs nuances à la chute des lueurs, leurs yeux convexes devenus plus rouges.

Et c’est ainsi que, lentement, la paix revint à leurs nerfs, la victoire de leur loyauté, la joie grave de n’avoir pas déçu la confiance des ascendants. Madeleine, dans un recueillement, posa ses lèvres sur la main de Jacques :

– Mon doux maître ! murmura-t-elle.

Au loin, sur la parabole de l’horizon, le jour s’assoupissait ineffablement.

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