XXXIV

Vers la mi-septembre, l’après-midi, Pierre Laforge descendit de wagon, à la gare la plus proche des Corneilles. Il n’avait pas prévenu Jacques, voulant faire une surprise. La journée était gentille, protégée du soleil par un vélarium de nues claires. Pierre, au seuil de la petite gare, hésita. Puis, tenté du paysage placide, il résolut d’aller à pied. Une raison morale l’y poussait d’ailleurs : il se sentait en mauvais équilibre, trop ému, embrouillé. Sans doute la marche décrasserait sa pensée, la ferait plus lucide.

Il partit à l’aise, après s’être fait indiquer le chemin. Tout en marchant, il préparait son entrée aux Corneilles, les phrases à dire. Il ne trouva rien d’autre que ce qu’il avait imaginé durant son cahotement, sur la voie ferrée, mais, dans la sérénité champêtre, il semblait que chaque pensée fût neuve. Lui-même se sentait neuf. Des souvenances d’antan bruissaient dans son crâne. Que la vie est drôle ! Après tant d’années d’inimitié, voilà qu’il allait demander la fille de Jeanne pour son fils. La querelle finissait en fleurs blanches. Mon Dieu ! lui n’avait pas désiré une si longue lutte. Sans l’opiniâtreté de Jeanne, depuis longtemps il aurait mis tout ça avec les vieilles lunes. Mais avait-elle été méchante, adroite à le cribler de vilaines petites blessures… et à verser de l’acide dessus !

– Sacrebleu, oui ! murmura-t-il.

Il s’arrêta, se sentit moins neuf. Une rafale de colère passait sur son visage… Il avait bien fallu se défendre ! Alors, il avait rendu les coups, solidement. Mais c’est égal, dans l’ensemble elle avait eu l’avantage. Ah ! la sacrée mâtine !

Un corbeau passa, ricana. Pierre le regarda avec malveillance. Et ses pensées continuaient à tourbillonner… Oui, elle avait plus donné que reçu. Et c’était injuste, terriblement injuste. Qu’avait-il fait, lui ? dit une parole amère… une simple parole après le plus lâche abandon. En vérité, il fallait un aplomb extraordinaire pour se permettre de l’attaquer à cause de cette parole.

– Extraordinaire !

Voilà qu’il racontait ses idées aux sillons ! Et puis, qu’est-ce que cette colère signifiait ? C’était indigne de sa volonté. Puisqu’il était venu avec des idées de raccommodage, il fallait penser à des choses douces. Il voulait entrer chez Jeanne aussi paisible qu’un bœuf. Il débiterait son petit boniment, il ajouterait quelques bonnes paroles qui ne signifieraient rien du tout, et ce serait une affaire embrochée. Et si Jacques était heureux, il ne regretterait pas d’avoir mis un peu les pouces. Il avait assez vécu pour voir que ces interminables haines ne mènent absolument à rien.

Redevenu neuf, il reprenait attention au paysage. De loin, il voyait déjà poindre les Corneilles. Alors, son cœur sauta. Le vieux monde intime ressuscita. Il se revit à l’adolescence, aux années larges, planant sur l’horizon démesuré de la Foi et de l’Espérance. Puis, son grand amour, cette Jeanne ! Comment était-elle maintenant ? Naguère encore elle était belle. Depuis deux ans, il ne l’avait vue. Le temps continuait-il à la respecter ?

Un paysan, à l’orée d’une ferme, chantait, plus gai qu’une alouette. Pierre releva la tête. Tiens ! Comme ce paysan ressemblait au roi Henri IV !

– Eh ! monsieur, cria Laforge, c’est bien le château des Corneilles, là ?

– Oui, m’sieur, répondit Henri IV.

Et il se remit à chanter, intarissablement.

Cependant, Pierre franchissait les grilles du château. Au moment décisif il reprenait son allure de personnage de banque et de politique. Le pas ralenti, il regardait les jardins. Brusquement, il poussa une exclamation. Sous une allée de chênes il venait de reconnaître son fils. Il n’était pas seul, Madeleine l’accompagnait. Tous deux s’avançaient.

– Tu ne m’avais pas prévenu ! dit Jacques avec un ton de bonheur et de léger reproche.

– Je voulais te faire une surprise… Je n’ai pas réussi, voilà tout !

Il épiait Madeleine, la trouvait d’infinie grâce : elle ressemblait à la Jeanne de jadis. Un peu plus douce pourtant… Et Pierre comprenait l’amour de Jacques.

– Mon fils est bien heureux ! finit-il par dire à Madeleine.

Et elle devint gentiment rose et de sa vieille haine il ne restait plus rien. L’amour de Jacques avait tout emporté.

– Allons ! murmura Pierre à son fils… Je vais te chercher le Paradis.

– Oh, ne le laisse pas échapper ! cria le jeune homme.

Il serrait les mains de son père, d’un air de supplication, et une vague épouvante apparaissait au fond de ses yeux.

– Rassure-toi, répliqua le père. J’ai trop envie d’avoir une fée dans la famille.

Et saluant Madeleine, il s’éloigna. Les jeunes gens le suivaient des yeux. Tous deux tremblaient, étaient pâles.

– Oh ! que j’ai peur ! murmura Jacques.

Il serrait Madeleine contre lui, avec un grelottement d’amour, dans une sauvage inquiétude.

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