XXXV

Quand Jeanne tint la carte de Pierre, elle resta une seconde éblouie de la volupté du triomphe, une multitude innombrable de pensées conquérantes palpitaient dans son cerveau. Mais, se remettant, elle donna l’ordre d’introduire Pierre. Il entra, gravement, balbutiant deux ou trois syllabes.

Et il y eut un irrésistible intervalle de silence, pendant lequel ils se considéraient discrètement.

Il était resté maigre, dévoré d’une tatillonne volonté, le teint tourmenté, sans teinte franche, des taches d’ictère autour des yeux, et une multitude de fines rides venues de la facile irritation du masque. Ses tempes étaient rases, sa barbe bouquetée de poils blancs, et pourtant un certain attrait persistait par la vitalité orange du regard. D’ailleurs le corps conservait une habitude souple, vive, sans déformation.

Elle avait mieux résisté à la lime implacable. Sa chevelure restait admirable, vivante, ses yeux ténébreusement beaux. Irritable aussi, pourtant, mais d’une façon plus économe, si l’on peut dire ; avec toujours un fond de réserve qui la préservait, son teint gardait l’unité, comme un pétale blanc légèrement nué de soufre, et des soins méticuleux dérobaient les légers plis de maturité. Sous des lèvres violentes, ses dents paraissaient claires encore, à peine allongées, déchaussées… Et Pierre regardait en frémissant ce reliquat de ses années fleuries.

À mesure, il lui venait un énorme regret, le fantôme de son désespoir de jadis ramené par la concordance de vibration. Il lui semblait que sa vie était vide, trouée d’une large ombre, qu’il était terrible de descendre au tombeau sans avoir eu cette femme. Dans le silence de la pièce, coupé du clair isochronisme du balancier de la pendule, du frappement de son cœur, cette idée absorbait l’importance de tout l’Univers. Un flot d’âpre jouvence fluait à son cerveau, annulait les distances, tous les événements, toutes les variations vitales de trente ans de lutte. Comme jadis il la désirait, plus que jadis, avec la condensation du désir des sénilités naissantes, du sépulcre approchant. Sa chair remuait sous la redingote, sa bouche était abandonnée, involontaire. Il se sentait pauvre, nu, peureux, mais plein d’un sang d’adolescence, de choses larges et naïves, singulières à lire sur la terre cuite du masque, ce masque aux lèvres sèches écartées sur le jaunissement, le trouement de la denture.

Jeanne, étonnée de son silence, et qui s’embarrassait un peu, le visage détourné, finit, d’impatience, par fixer vers lui ses prunelles. Alors, voyant son trouble, l’humidité de son regard, elle eut la perception du mouvement qui était en lui, elle-même une seconde eut à la poitrine un grand flux, un subit retour sur la route parcourue.

Puis, le voyant si vieilli, si vilain, un cou veule, violâtre, avec tant de plis, elle frissonna légèrement, comme touchée de froid.

Vit-il le passage de ce dégoût ? Ses mâchoires reprirent leur opiniâtreté, leur brièveté d’animal carnivore. Un colérique désespoir le dressa. C’était le retour de haine, sans que le désir eût complètement trépassé, la furie de son vœu inexaucé. Dire qu’elle avait trente ans été belle sans lui, trente ans été tissée de cette grâce qu’il avait cru conquérir ! Et tout le temps, elle l’avait harcelé, combattu, maintes fois fait trébucher sur sa route victorieuse. Et maintenant ! Maintenant, il fallait, vieille bête chauve, vieux chien pelé, il fallait enfin venir jeter un cri de supplication, se mettre au pilori devant la beauté de Jeanne presque intacte, cette beauté qu’on lui avait volée.

Cependant, balançant sa bottine, Jeanne ne pouvait refouler entièrement l’irradiation de son triomphe, un léger sourire de femme, puéril à la fois et dédaigneux, et dans ses yeux noirs arrivait une interrogation, l’ordre à Pierre de parler enfin. Il souffrit abominablement. Les sottises de la rancune, l’impétuosité de la vengeance concentraient des rides autour de ses paupières, accentuaient les taches d’ictère. Il se mit à balbutier incorrectement :

– Mon fils… Je viens à sa prière… il m’a supplié… de faire auprès de vous une démarche… de vous demander la main…

Ses sclérotiques jaunissaient, rougissaient, une impression d’impuissance, la trépidation de se sentir embroussaillé dans des bouts de phrases, tout le poussait hors du raisonnable, dans l’imbécillité furieuse, et surtout le visage convenable de Jeanne, son air de personne paisible.

– Eh bien non ! cria-t-il. Non !

Elle parut surprise, mais railleuse. Il jeta sa colère en paquet.

– Ah mais !… Je ne suis pas le chien que vous croyez ! Vous avez espéré comme ça que j’allais vous lécher les pieds. Et j’ai fait cette sottise de venir ! Par bonheur, rien n’est perdu… Je ne demande rien, entendez-vous, rien, rien ! Est-ce à moi les torts, est-ce moi qui ai dénudé votre existence ?… Comment ! après m’avoir jeté dans le ruisseau pour les pièces de cent sous de Vacreuse, voilà que je devrais faire amende honorable ? Elle est bien bonne ! Et j’allais…

Il était rustre, de geste, d’accent. Et avançant l’index ridiculement, la tutoyant :

– Toi ! toi ! Mais je te méprise ! Tu ne vaux pas…

– Je vais vous faire chasser, dit Jeanne.

– Fais donc ! Eh parbleu ! Ça te ressemble !

Il reculait pourtant, posait son chapeau sur sa tête, et ses rides s’effaçaient, un violent regret, un étonnement plus violent encore, lui venait du personnage absurde qu’il venait d’être. Il pensait à Jacques qui l’attendait, à ses promesses, et le sang redescendait à son cœur, ses tempes devenaient pâles. Pourtant, il sentait l’impossibilité de revenir sur le fait accompli, il bredouillait :

– Après tout… si Jacques veut épouser votre fille… c’est son affaire… moi je ne m’y oppose pas… les querelles des parents ne regardent pas les enfants…

Alors Jeanne, debout, pâle et méprisante, chassant Pierre d’un geste large :

– Votre fils épousera Madeleine quand vous serez venu me faire des excuses publiques !

Il poussa un âpre éclat de rire, et renfonçant son chapeau d’un geste d’insolence, il disparut. Elle, levant la main, faisait un serment impitoyable, sombre, gonflée de colère et d’injustice.

Lorsque Pierre fut sur le perron, devant le jardin où déjà jaunissait la lumière, il se sentit les jambes lourdes. Son sang circulait péniblement dans sa nuque. Une concentration nerveuse le gênait à l’épigastre. Il avait le remords d’une faute immense et irréparable. Il épiait les parterres et les allées d’un vacillant regard, avait peur de se retrouver devant Jacques. Un moment il eut la tentation de s’enfuir, en rasant les serres. Puis, il eut honte de cette pensée, se trouva lâche et, son humeur évoluant, il s’indigna. L’armée des sophismes circula ; il se trouva impeccable. Pourquoi se serait-il abaissé ? Il avait promis à Jacques… et après ? C’était indigne d’un fils de vouloir l’humiliation de son père ! Est-ce que ce grand garçon ne pouvait pas arranger lui-même ses amourettes ?

Et Pierre, d’un geste rageur, balayait son remords, se préparait à prendre l’offensive. L’image de Jeanne, sa sombre silhouette, son dédain, sa beauté insolente, debout sur le tapis, le dominant, le chassant d’un mouvement tranquille, cette image reparaissait en lui, envahissait toute sa substance, électrisait ses vertèbres. De ses dents jaunes il mordait sa moustache, jurait, marchait rapidement par les allées, cherchant maintenant Jacques avec des allures de bravade. Brusquement il l’aperçut. Alors du malaise le reprit.

Jacques et Madeleine arrivaient par la roseraie. Ils avaient vu Pierre de loin, étaient surpris de la brièveté de sa visite. Et tous trois, quand ils se furent rejoints, restèrent muets, elle baissant les cils, comme attentive au labeur d’un insecte, dans le sentier, les deux hommes se regardant en face, misérablement. Enfin, le père cria :

– J’ai échoué.

Alors le silence fut plus lourd, atroce. À peine Jacques et Madeleine avaient tremblé. Leurs mains s’étaient jointes. Une cane criait, deux belles guêpes de soufre revenaient obstinément, un jeune peuplier avait un frisson de soie claire, le sentier blanc se perdait entre les fleurs tardives, un homme, sur une colline, au-dessus des fermes, était une silhouette atomique, et la lumière s’ambrait encore, dormait gravement parmi les ombres colossales des choses… Le monde venait de crouler pour Jacques et Madeleine.

L’énormité du cataclysme étouffait leurs sanglots. Ils ne se regardaient pas. Leurs lèvres palpitaient un peu. Par moments, ils doutaient. Puis, ce dénouement leur semblait naturel, le seul convenable.

– Échoué ! murmura Jacques.

Un pli d’épouvante coupait son front. Il courbait les épaules, avait froid. Ses mains peu à peu se mettaient à grelotter. Il tombait dans l’affreuse analyse de son infortune, gravissait l’effroyable calvaire, les tempes couvertes des gouttes froides du supplice… Ses yeux étaient trop larges, terribles.

– Jacques ! cria Madeleine.

Elle portait humblement la main du jeune homme à ses lèvres. Des balbutiements d’espérance jaillissaient de sa bouche, et de larges larmes noyaient le pauvre sourire de courage dont elle cherchait à l’affermir.

D’abord ému, Pierre commençait à se révolter contre cette souffrance dont il était la cause. L’ictère s’accentuait autour de ses yeux, il battait le chemin du talon, embarrassé, irrité du drame. Brusquement, il cria :

– C’est votre faute ! Il ne fallait pas me demander des choses impossibles. Si j’ai été bête d’accepter, vous avez, de votre côté, manqué à votre devoir de fils en me contraignant à une sotte démarche. Est-ce que ça ne pouvait pas se faire sans moi ? Que diable !… Maintenant c’est fini… Il n’y a plus à y revenir… et je fais le serment, entendez-vous, le serment de ne plus rien écouter sur cet article. Vous savez si je tiens mes serments ! Quant à mon consentement, vous l’aurez en tous cas… et je ne vois pas pourquoi l’autre partie se montrerait plus récalcitrante que moi !…

Il s’arrêta, soufflant, et les voyant si pâles, tout dévorés par leur douleur, inattentifs à sa colère, il eut un mouvement d’épaules dénigreur :

– Bah ! dit-il platement, peine d’amour n’est pas mortelle !

Puis, fixant son chapeau, après un vague adieu, il se disposa à les quitter.

Il partait à pas nerveux, sombrement découpé sur l’Occident, et son ombre le suivait, oscillatoire, démesurée.

Eux restaient immobiles, dans le glacement de leur cœur, dans un dur hiver de pensée. Tout près, la nature déployait un petit coin de joie. Deux moineaux, sur un rameau de cytise, regardaient la beauté de la lumière, du disque adouci sous une fine poussière safranée. À petits pas vifs, sur ses pieds roses, une colombe familière marchait dans les herbes, variait la ligne ondée de sa gorge, et arrêtée bientôt, en extase comme les passereaux, étalant les larges pennes de sa queue, elle clignait son œil rond, innocente, toute ravie. Des némocères bourdonnaient en nuée, un petit microcosme fourmillant s’acharnait à finir le travail ; un scarabée rôdait à l’ombre d’une campanule, et la fleur se baignait doucement dans l’oblique traînée rougissante. Les feuilles luttaient contre la désuétude annuelle, drues encore, tintées seulement de légères chloroses…

Ils n’avaient pas le courage de bouger, de dire une parole. Des choses profondes mouraient en eux comme les rayons au fond du ciel. Pourtant, quand débuta le crépuscule, une grave débâcle de couleurs, atténuée, d’une majesté simple, ils se regardèrent en frémissant, leurs doigts entrelacés, et ils murmurèrent à voix basse la volonté de s’appartenir, de lutter indomptablement contre la volonté de Jeanne.

Ils avaient marché. Des frênes les cachaient, abaissaient vers eux leurs branches. Alors, il l’attira, et son regard de volonté tomba sur la jeune fille, tranquille, pertinace. Il murmura :

– Si la lutte est impossible pourtant, me suivras-tu ?

Elle, aussi grave que lui, les joues tremblantes, répondit :

– Oui.

– Partout ?

– Partout.

Leur étreinte se resserrait. Il sentait contre sa poitrine la tiède mollesse de la vierge. Elle abaissait son cou chaste, baigné de lumière d’ambre. La vénusté de son corps se dessinait en courbes de jeunesse, de divine gracilité. Des corpuscules vibraient sur ses cheveux. Un peu de sa jupe lourde se relevait. Il s’émut. Il mesura la brièveté de la vie, l’incertitude de toute chose ; et la chair révoltée, il se mettait à genoux lentement, embrassait la robe de Madeleine, y enfouissait son front.

Le soleil était vertical maintenant, avait tout un coin de paysage mêlé à sa base rouge, un coin plein de choses déliées, délicates, ramusculées, intensément noires sur le brasier. Madeleine regardait cela vaguement. À chaque seconde elle sentait décroître ses forces, se penchait plus molle vers Jacques. Il l’attirait avec douceur. L’immense désir palpitait en eux, s’amplifiait du silence, de la paix tiède de la lumière.

– Jacques ! dit-elle avec un peu d’effroi.

Il la tenait à demi-renversée. Elle étendait les bras faiblement, semblait se défendre. Brusquement, elle se serra contre lui, farouche, toute pâle. Alors, la cloche des Corneilles s’éleva, plana sonore sur les feuillées, à travers les campagnes. Cette grande voix les réveilla, leur rendit la force. Ils se regardèrent avec timidité, purs encore, et lentement, tristement, ils marchèrent vers le château.

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