CHAPITRE V.

LEs affaires du Capitaine Morel estant expediées à Tadoussac, on se mist sous voile pour Kebec, où la necessité de toutes choses commençoit à estre grande & importune aux hivernants, qui ne furent neantmoins gueres soulagez pour la venue des barques, qui ne leur donnerent pour tout rafraischissement, à 50 ou 60 personnes qu'ils estoient, qu'une petite barrique de lard, laquelle un homme seul porta sur son espaule depuis le port jusques à l'habitation, de manière qu'avant la fin de l'année, ils tomberent presque tous malades de la faim, & d'une certaine espece de maladie qu'ils appellent le mal de la terre, qui les rendoit miserables & languissants, & ce par la faute des chefs qui n'avoient pas fait cultiver les terres, ou eu moyen de le faire.

Tout l'equipage estant arrivé à Kebec, chacun se consola le mieux qu'il peut des biens de Dieu, car il n'y en avoit guere d'autre, force croix & peu de pain. Le retour du P. Joseph minuta un autre pareil voyage au P. Dolbeau qui croyoit y pouvoir opérer davantage, & representer mieux les necessitez du païs, mais il eut affaire avec les mesmes esprits, & tousjours aussi mal disposez au bien, & partant ny fist rien, davantage que perdre ses peines & s'en retourner derechef en Canada en qualité de Commissaire avec le frere Modeste Guines aussi mal satisfaict de des Messieurs qu'avoit esté le P. Joseph.

Ce peu d'ordre les fist à la fin resoudre de recommander le tout à Dieu, sans se plus attendre aux marchands, & faire de leur costé ce qu'ils pourroient, puis qu'il n'y avoit plus d'esperance de secours. Ensuitte de quoy un chacun des Religieux se proposa un pieux & particulier exercice avec l'ordre du R. P. Commissaire, les uns, d'aller hyverner avec les Montagnais, les autres d'administrer les Sacremens aux François, & ceux qui ne pouvoient davantage chantoient les louanges de nostre Dieu en la petite Chappelle, instruisoient les Sauvages qui les venoient voir &, vacquoient à la saincte Oraison, & à ce qui estoit des fonctions de Religieux.

Pendant le voyage du P. Dolbeau, le P. Joseph fist le premier Mariage qui se soit faict en Canada avec les ceremonies de la S. Eglise, entre Estienne Jonquest Normand, & Anne Hebert, fille aisnée du sieur Hebert, qui depuis un an estoit arrivé à Kebec, luy sa femme, deux filles & un petit garçon, en intention de s'y habituer, & y perseverent encores à present, nonobstant les grandes traverses des anciens marchands qui les ont traictez avec toutes les rigueurs possibles, pensans peut estre leur faire perdre l'envie d'y demeurer & à d'autres mesnages de s'y aller habituer qu'en condition de serviteurs ou plustost d'esclaves, qui estoit une espece de cruauté aussi grande que de ne vouloir pas qu'un pauvre homme joüisse du fruict de son travail. O Dieu par tout les gros poissons mangent les petits.

Messieurs les nouveaux associez ont à present adoucy toutes ces rigueurs & donné tout sujet de contentement à ceste honeste famille qui n'est pas peu à son ayse, & promettent encores de tres-favorables conditions & un bon traictement à toutes les autres familles qui s'y voudront aller ranger, qui de pauvres icy se peuvent rendre là facilement accommodés, s'il sont gens de bien & soigneux de travailler, car les mauvais, ny les faineants ne sont bons nulle part.

Pour un surcroy de mal-heur, avec les maladies & les necessitez qui estoient tres-grandes dans l'habitation, on estoit menacé de huict cens Sauvages de diverses nations, qui s'estoient assemblez és trois rivieres à dessein de venir surprendre les François & leur coupper à tous la gorge, pour prevenir la vengeance qu'ils eussent pu prendre de deux de leurs hommes tuez par les Montagnais environ la my-Avril de l'an 1617.

Mais comme entre une multitude il est bien difficile qu'il n'y aye divers advis. Cette armée de Sauvages pour avoir esté trop long-temps à se resoudre de la manière d'assaillir les François, en perdirent l'occasion, plus par divine permission, que pour difficulté qu'il y eut d'avoir le dessus de ceux qui estoient desja plus de demi morts de faim & abbatus de foiblesse. Le Capitaine la Foriere (que j'ay fort cognu) fin & cault entre tous les Sauvages & capable de conduire quelque bonne entreprise, voyant leur coup failli, & bien certain que les François avoient retrouvé les corps morts sur le bord de la riviere, & sçeu le mauvais dessein de leur assemblée, vint à l'habitation où un nommé Beauchesne commandoit pour lors, & faisant de l'effaré & comme ne sçachant pas que les François eussent desja esté advertis; dit qu'il luy vouloit parler en secret & à tous ceux de ses gens qui avoient de l'esprit, c'est à dire, quelque authorité, charge ou office au Conseil, & que ses autres n'en entendissent rien; voyez la finesse du bon homme, pour descouvrir une chose qu'on sçavoit des-ja & qu'il ne pouvoit taire qu'en se rendant coulpable.

Il leur dit donc, comme deux François avoient esté tuez par des Sauvages particuliers qu'il ne cognoissoit point, & de plus qu'il y avoit aux trois Rivieres environ huict cens jeunes hommes de diverses nations, assemblez pour leur venir coure sus & se rendre maistre de l'habitation, & que pour son particulier il n'avoit jamais esté consentant d'une si meschante resolution, de laquelle il les avoit bien voulu advertir, afin qu'ils se donnassent sur leur garde, & que pour un plus evident tesmoignage de sa fidélité, il vouloit cabaner auprès d'eux, & moyenner quelque accommodement entr'eux & les Sauvages.

Nos Peres, & tous ceux du Conseil, jugerent bien à la contenance du bon homme & en tous ses discours, qu'il traictoit pour son interest particulier, d'estre continué dans l'amitié des François ausquels il n'avoit peu nuire, & n'estre pas declaré ennemy de ceux de sa patrie qu'il sembloit abandonner pour se joindre à nous, mais d'un procedé si subtil & une invention si gentille, qu'il eut par ceste sagesse des presens de toutes les deux parties.

Or aprés plusieurs allées & venues, l'armée sauvagesse considerant, que difficilement pourroient ils prendre les François sans armes, comme ils eussent pû faire quelque temps auparavant, & n'ayans plus dequoy vivre, ny moien de chasser ny pescher pour n'en estre la saison. Ils envoyérent le mesme la Foriere demander pardon & reconciliation avec les François, avec promesse de mieux faire à l'advenir, ce qu'ils obtindrent d'autant plus facilement que la paix estoit Necessaire à l'une & à l'autre des parties. Ensuitte ils envoyerent quarante Canots de femmes & d'enfans pour avoir dequoy mange, disans qu'ils mouroient tous de faim, ce que consideré par ceux de l'habitation, ils leur distribuerent ce qu'ils purent, un peu de pruneaux & rien plus, car la necessité estoit grande par tout entre nous aussi bien qu'entre les Sauvages: laquelle fut cause de nous faire tous filer doux & tendre à la paix.

La chose estant reduite à ce point, il ne restoit plus qu'à conclure les articles, mais pource que les Sauvages demeuroient tousjours à leur ancien poste, on envoya sauf conduit à leurs Capitaines pour descendre à Kebec, où ils arriverent chargez de presens & de complimens avec des demonstrations de vraie amitié, pendant que leur armée faisoit alte à demi lieuë de là.

Les harangues ayans esté faictes & les questions necessaires agitées avec une ample protestation des Montagnais qu'ils ne cognoissoient les meurtriers des François, ils offrirent leurs presens & promirent qu'en tout cas ils satisferoient à ceste mort, Beauchesne & tous les autres François estoient bien d'avis de les recevoir à ceste condition, mais le P. Joseph le Caron & le P. Paul Huet, s'y opposerent absolument, disans qu'on ne devoit pas ainsi vendre la vie & le sang des Chrestiens pour des pelleteries, que ce seroit tacitement autoriser le meurtre, & permettre aux Sauvages de se vanger sur nous & nous mal-traicter à la moindre fantasie musquée qui leur prendroit, & que si on recevoit quelque chose d'eux, que ce devoit estre seulement en depost, & non en satisfaction, jusques à l'arrivée des Navires, qui en ordonneroient ce que de raison. Ains Beauchesne ne receut rien qu'à ceste condition.

De plus nos Peres insisterent que les meurtriers devoient estre representez, mais ne l'ayant pu obtenir sur l'excuse que les Sauvages faisoient de ne les cognoistre point. Ils leur demandèrent deux ostages pour asseurance qu'ils les representeroient venans à leur cognoissance, & en estant interpellé, ce qu'ils promirent faire, puis nous donnerent les deux ostages qui furent deux garçons, l'un nommé Nigamon, & l'autre Tebachi, assez mauvais garçon bien qu'il fust fils d'un bon pere, pour le premier il estoit assez bon enfant & se porta tousjours au bien. Nos Peres l'instruirent à la foy & aux lettres pendant tout un Hyver qu'il demeura avec nous, & à l'arrivée des Navires il eut esté bien ayse d'aller en France pour y vivre parmi les Chrestiens, mais ny luy ny eux ne le peurent obtenir des marchands, non plus que pour plusieurs autres; pour le second il s'enfuit aprés avoir esté quelque temps à l'habitation, dequoy on ne se mit guere en peine, aussi ny avoit il guere d'esperance de pouvoir faire d'un si mauvais garçon un bon Chrestien.

Les Navires qu'on attendait au Printemps arrivèrent fort tard particulierement le grand, dans lequel commandoit le sieur de Pont Gravé, le petit arriva assez favorablement, mais si peu muni de victuailles, qu'il n'en avoit quasi que pour son voyage, cependant on ne sçavoit plus que manger, tout le magasin estoit desgarni & n'y avoit plus de champignons par la campagne, ny de racines dans le jardin, on regardoit du costé de la mer & on ne voyoit rien arriver; la saison se passoit, & tous desesperoient du salut du sieur du Pont & d'estre secourus assez à temps. Les Religieux estoient assez empeschez de consoler les autres pendant qu'eux mesmes patissoient plus que tous. Leur recours principal estoit la saincte Oraison & aux larmes qui leur servoient en partie de pain, & taschoient de consoler les pauvres hyvernans en leur preschant la patience & d'esperer en Dieu qui n'abandonne jamais les siens au besoin, & comme le pere Paul leur eut recommandé de prier pour ledit sieur du Pont, pendant que lui mesme diroit la saincte Messe à son intention ils se prirent tous à plorer & se lamenter avec tant de vehemence qu'ayant flechi Dieu à exaucer leurs voeux, il leur fist la grace de voir peu de jours après ledit sieur du Pont avec le grand Navire qu'ils pensoient estre perdu, estre dans leur port asseuré, ce qui leur causa une joye telle que l'on peut penser.

Si jamais ils deussent louer Dieu ce fut lors, car le subject y estoit grand & puissant, comme des personnes secourues au temps qu'ils croioient tout perdu & les choses plus desesperées, les louanges qu'ils en rendirent à Dieu furent accompagnées, non plus de larmes de tristesses, mais de joye avec un tel excés qu'ils en estoient comme hors d'eux mesmes, donc la nature par ses deux passions fut quasi estouffée & comme n'ayant plus de sentiment. Le sieur du Pont entra dans la Chappelle avec les autres pour y rendre luy mesme ses voeux & accompagner leur devotion comme il fist avec un rare exemple, car comme ils avoient esté dans le hazard de mourir de faim, luy d'autre costé avoit pensé perir dans les eauës, & estre ensevely dans le ventre des poissons.

De ceste quantité de malades que la necessité avoit alité n'en mourut neantmoins aucun fors un huguenot Escossois, qui selon les apparences ne devoit pas si tost mourir, je croy que ce pauvre homme estoit heretique plustost par respect humain, & peur de desplaire à son maistre qu'autrement, puis qu'estant d'une religion si contraire à la nostre il desiroit neantmoins avoir le P. Paul à sa mort & non plustost comme si Dieu luy eut donné parolle & choix de l'heure de sa conversion, & en avoit fort enchargé la dame Hébert, laquelle ne voulant manquer à une oeuvre si charitable & qui concernoit la conversion & le salut d'une ame esgarée, en fist son devoir & pria le Pere de s'y trouver, ce qu'il fist à l'instant mesme, mais comme il pensa luy parler de son salut & de se remettre dans le giron de la S. Eglise par une vraye conversion à Dieu, il luy respondit d'une voix affreuse, souvent reiterée; mon Pere il est trop tard, il est trop tard, & n'en pû jamais tirer autre responce pendant trois quarts d'heure de temps qu'il demeura là auprés de luy & mourut ainsi desesperé de la misericorde de Dieu, rendant son ame miserable entre les mains de Sathan qui l'emporta au profond des enfers en punition de son ingratitude & pour avoir refusé la grace au temps que Dieu la luy presentoit. Pour nous apprendre à nous autres, de n'attendre point si tard nostre conversion & l'amendement de nostre vie, peur de ne pas trouver Dieu quand nous le chercherons, s'il ne nous a trouvé quand il nous a cherché.

Le sieur du Pont ayant mis ordre à tout ce qui estoit necessaire pour l'habitation & consolé un chacun de ses victuailles, il monta aux trois Rivieres pour la Traicte, où le P. Paul fist dresser une Chappelle avec des rameaux pour la saincte Messe qu'il y celebra tout le temps qu'on fut là. Il excita aussi Beauchesne & tous les autres François de faire les feux de la S. Pierre, & de tirer en l'honneur du Sainct tous les perriers de la barque. Le Borgne de l'Isle Capitaine Algoumequin y estoit present, mais comme on luy vint à dire de se retirer de derriere le perrier qu'on alloit tirer, il s'en scandaliza & n'en vouloit rien faire, disant que les vrais Capitaines n'avoient point de peur, mais on le contraignist pourtant de se retirer, qui fut bien à la bonne-heure pour luy et pour les François, car le perrier creva & jetta sa culasse par le mesme endroit d'où on l'avoit faict sortir, & s'il luy fust mesarrivé nonobstant l'advertissement qu'on luy avoit donné, ceux de sa nation l'eussent creu tué à dessein, & nous eussent faict la guerre unis avec sous les autres Sauvages, lesquels quoy que moins armez que les François estoient capables de nous troubler & venir à main armée-jusques à l'habitation, où on n'est pas si fort qu'on aye besoin d'ennemis plus forts que les mousquites & la faim.

La traicte estant finie, & les Sauvages partis, chacun rentra dans les barques qui se rendirent promptement à Kebec, où il fut jugé à propos & necessaire aux PP. Paul & Pacifique du Plessis, de faire un voyage en France dans les premiers Navires qui se mettroient sous voile, pour le bien du païs, ce qu'ils executèrent comme bons Religieux, la mesme année, & revindrent la suivante avec le père Guillaume Poulain, sans avoir pu gaigner sur l'esprit des marchands non plus que les autres Religieux precedens.

Du premier Jubilé gaigné en la nouvelle France. De la mort de Frere Pacifique, & du commencement de nostre Convent de sainct Charles en Canada, avec une lettre du P. Denis Jamet Commissaire traictant de nostre establissement.

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