CHAPITRE VI.

IL ne suffit pas au malade d'avoir une bonne medecine pour se faire quitte de son mal. Il la faut avaller si l'on en veut recevoir guerison. Dieu est mort pour tous, mais tous ne cooperent point à la grace, & par ainsi tous ne seront pas sauvez. Je m'esjouy maintenant en mes souffrances pour vous, & accomplis le reste des afflictions de Jesus-Christ, en ma chair pour son corps, qui est l'Eglise, disoit le le S. Apostre aux Coloss. I.

Le R.P. Dolbeau comme un bon pere spirituel qui a soing de ses ouailles, apporta de France, un jubilé obtenu de nostre S. Pere le Pape pour la nouvelle France, lequel il publia le 29 Juillet 1618 dans la Chappelle de Kebec, (car il n'y a pas encor d'Eglise) & en fist faire la procession pour l'ouverture cinq ou six jours aprés son arrivée, au grand contentement & consolation d'un chacun, pour estre le premier qui se soit jamais gaigné dans le Canada.

Le P. Joseph qui des-ja avoit passé une année entiere dans le païs des Hurons, desira aussi d'aller hyverner avec les Montagnais pour apprendre leur langue & les instruire, par aprés en la foy, il partit le 9 de Novembre 1618 avec un jeune garçon François, qui desiroit se rendre capable de servir un jour de truchement à la compagnie des marchands. Les peines & les incommoditez qu'il souffrirent furent grandes à la verité, car outre qu'il falloit souvent changer de place, & faire tous les jours de nouveaux trous dans le profond des neiges pour pouvoir coucher & y passer les longues nuicts de l'hyver, la fumée & les grands froids luy donnoient encor bien de la peine, mais beaucoup plus la faim & la necessité, lors que manquans de chasse, ils ne sçavoient de quoy se rassasier, & cela leur arrivoit assez souvent par le mauvais mesnage des Sauvages, car lors qu'ils avoient dequoy, ils faisoient jour & nuict bonne chere & bon feu sans se soucier du lendemain, mais quand tout estoit dissipé, & que la chasse et la pesche ne leur en disoit point vous eussiez veu alors des gens bien empeschez à contenter des ventres qui n'avoient point d'oreilles.

Quand on veut aller demeurer ou hyverner avec les Sauvages errants, on se met sous la conduite d'un de leur chef de famille, lequel a soing de vous nourrir & heberger comme son domestique, ou comme son enfant, car de se mettre au commun on ne seroit pas bien, & si on n'y pourroit subsister longuement, pour ce qu'ils se separent souvent pour la chasse, les uns d'un costé & les autres d'un autre, & par ainsi ne pouvant faire vostre cas à part, faudroit que mourussiez de faim ou que retournassiez avec les François.

Celuy avec lequel le P. Joseph hyverna se nommoit Choumin, qui signifie en langue Montagnaise, un Raisin, les François l'appelloient le Cadet à cause qu'il est fort propre & net de sa personne, sent peu son Sauvage & rend tout le service qu'il peut aux François qu'il ayme cordialement & véritablement, & non feintement ou avec dissimulation comme l'on faict pour le jourd'huy.

Pendant cet hyvernement, la femme de Choumin accoucha d'un garçon qu'il voulut estre nommé Pere Joseph, qui estoit le plus grand signe d'amitié qu'il eut pû tesmoigner à ce bon pere, car en effect il l'aymoit de coeur & d'affection. Il luy dit doncques: Pere Joseph mon frere, (ainsi l'appelloit-il) voilà ma femme qui est accouchée d'un garçon, comment l'appellerons nous, je voudrois bien qu'il se nomma Pere Joseph. A quoy le Pere luy repartist qu'il vaudroit mieux qu'il luy donnast le nom de Monsieur du Pont l'un des Capitaines & chefs de la traicte, qui seroit un bon moyen de se faire aymer de luy & de profiter en ses visites. Car disoit le Pere Joseph, mon amitié t'est des-ja toute acquise & t'aymeray tousjours sans cette gratification, & en outre je suis pauvre & hors de la puissance de te pouvoir faire du bien comme peut Monsieur du Pont, advise donc bien à ce que tu dois faire, afin que tu ne te repente point par après: car je te dis derechef que je t'ayme & ne te peux faire riche. Il n'importe, respondit Choumin, j'ayme bien Monsieur du Pont & tous les François, mais je t'ayme encor plus qu'eux tous. C'est pourquoy je veux qu'il se nomme pere Joseph & quand il fera grand je te le donneray pour l'instruire & demeurer avec toy car je ne veux point qu'il soit marié, ains qu'il soit habillé & vive comme toy.

Et puis luy monstrant son autre fils qui estoit celuy qui a esté depuis baptizé à nostre Convent de Kebec, & travaillé par le démon, luy dit: en voicy encor un autre que je te donneray quand il sera un peu plus grand pour envoyer en France, & veux qu'il soit baptizé, & vive encor comme toy, sans femme & en mesme habit. Ils eurent plusieurs autres entretiens sur ce sujet, dans lesquels le P. Joseph prenoit occasion de luy parler de Dieu & de nostre croyance, & le Sauvage de l'entretenir de leurs resveries & superstitions ausquelles il recognoissoit mesme par les raisons du Pere, un grand aveuglement. Puis fut conclud que le nouveau né se nommeroit Pere Joseph, & y est encore appellé par les François & par tous ceux de sa nation.

Le 30 de Novembre parut sur leur orizon, la mesme Commette qui paroissoit en France, jusqu'au 12 de Decembre, qu'elle ne se vit plus, tellement qu'on pouvoit donner là, la mesme interpretation qu'on en donnoit icy. Plusieurs escrivains ont employez leur plume & leur temps pour d'escrire des effects des Commettes & bien que soit chose naturelle & contingente selon les Astrologues, si est-ce qu'ils nous font croire qu'elles sont ordinairement comme un signal donné de Dieu, de plusieurs grands mal-heurs qui nous doivent arriver, comme les evenemens passez & presens nous le tesmoignent assez, car depuis la derniere qui parut l'an 1618 nous n'avons veu que guerres & miseres dans une partie des Provinces de la Chrestienté & en verrons encores de bien grandes, car le glaive de Dieu n'est pas encores rengainé, ny ses verges jettées au feu, ce fera pour quand il vous plaira, Seigneur, qui cognoissez les meschans & ceux qui molestent vostre Eglise & vostre peuple.

L'Hyver estant passé, & le Printemps pluvieux commençant à descouvrir les terres par tout auparavant couverte de neiges, le bon Pere Joseph prit congé de ses Sauvages & en partit pour revenir entre ses freres l'unziesme de Mars, 1619.

La vie & la mort sont entre les mains de Dieu, & personne n'est certain de l'heure de son trespas, non plus que de son salut ou de sa condamnation, car comme dit l'Apostre, personne ne sçait s'il est digne d'amour ou de hayne, du feu ou de la gloire, du bien, ou du mal de l'enfer ou du Paradis, car pour parfait qu'on soit il y a tousjours à craindre jusques à ce qu'on aye passé le pas, mais pas espouventable: l'instant de la mort, qui nous doit faire trembler au seul resouvenir de nos pechez, bienheureux sont les morts qui sont morts au Seigneur & qui ont vescu en leur vie comme ils ont desiré d'estre trouvé en la mort, car comme nous ne mourons qu'une fois, il faut tascher de bien mourir & on ne peut bien mourir qu'en bien vivant, comme a fait nostre bon frère Pacifique decedé à Kebec le 13 d'Aoust l'an 1619.

Ce bon Religieux estoit donc de beaucoup de belles vertus & des qualités requises en un vray frère Mineur, mais il avoit sur toutes la charité en singuliere recommandation, car quand il estoit question d'assister le prochain il y alloit comme un homme, pour gaigner des pistoles, mais des pistoles du Paradis. J'ay quelquefois veu les Superieurs le reprendre de cette trop grande ardeur, mais il les prioit de si bonne grace que cognoissant cette grande compassion qu'il avoit dans son ame, laquelle s'estendoit jusques aux animaux mesmes ausquels il ne pouvoit faire de mal, ils le laissoient faire ses oeuvres de charité, & à la fin estant tombé malade. Dieu le voulant remunerer de ses travaux passez, il deceda le dit 24e jour d'Aoust aprés avoir receu tous les Sacremens en grande devotion, & fut enterré à la Chappelle de Kebec avec les ceremonies de la S. Eglise, regretté d'un chacun & pleuré presque de tous, tant des Chrestiens que des Sauvages; qui perdirent en luy un grand support & la principale de leur consolation en maladie.

Le 7 Septembre de la mesme année 1619 plusieurs de nos amis, nous ayans asseuré de quelques aumosnes, & entr'autres le sieur des Boues grand Vicaire de Pontoise nostre Sindique (encor que la qualité ne luy en fut donnée que l'année d'aprés) & le sieur Houel Secretaire du Roy, nos deux principaux bienfacteurs pour le Canada, l'on commença d'amasser les materiaux & de joindre la charpenterie de nostre Convent de nostre Dame des Anges, où le Pere Dolbeau fist mettre la premiere pierre le 3 juin 1620.

Nos Religieux trouverent l'invention de faire construire un four à chaux, qui leur servit merveilleusement pour adoucir les frais de nostre bastiment. Il n'y eut que les journées & l'entretien de dix ou douze ouvriers que nous eusmes peines de faire payer par de nouvelles questes, que nous fismes, à Paris & par tout ailleurs chez de nos amis, car les marchands ne nous y assistoient presque en rien (excepté le sieur du Pont Gravé en ce qu'il pouvoit de son particulier,) & se contentoient de nous donner la nourriture de nos Religieux comme ils y estoient obligez dés nostre entrée audit païs, & depuis par Articles accordez par Monseigneur le Duc de Montmorency Vice-roy de Canada, &c.

Lesdits de Caen ou leurdite societez sera tenue de nourrir six Frères Recollects à l'ordinaire, comprit deux qui seront souvent aux descouvertures dans le païs parmy les Sauvages. Faict & arresté double, entre nous soubsignez esdits noms, à Paris le huictiesme jour de Novembre 1620. Dolu de Caen, ainsi signé.

Or en ce temps là estoit pour Commissaire de nos Peres de Canada, le R. P. Denis Jamet, lequel apportoit tout le soing possible à l'advancement tant pour le spirituel que pour le temporel du païs, & pour ce que la lettre qu'il en escrivit à Monsieur le grand Vicaire de Pontoise le sieur des Boues, vous en peut dire les vrayes particularitez mieux que je ne sçaurois de mon invention & de ma plume baiguaiante, je l'ay d'escrite pour vostre contentement.

Lettre du P. Denis Jamet Recollect,
au sieur des Boues, grand Vicaire de Pontoise.

Pax Christi.

MONSIEUR, Comme il n'y a rien qui charme & agrée mieux aux esprits genereux que les hautes entreprises, aussi n'ayment ils personne que ceux qui poussez, de mesme generosité, secondent leurs volontez. Vous sçavés, Monsieur, quel est nostre dessein, je le vous ay manifesté sans vous en rien cacher, il est petit en son principe, mais si Dieu y continue ses benedictions, il sera sans doute grand, puisque Dieu vous a imprimé en l'ame le desir de bien faire en la nouvelle France, (comme vous faictes tous les jours en l'ancienne,) & de seconder ceux pour qui l'amour de Dieu, & le salut des ames, quittent la douceur de leur patrie pour s'establir en un pays Sauvage & inculte afin qu'en cultivant les terres, l'on trouve moyen de cultiver les ames. Je ne puis que je ne vous honore, & que je ne prie Dieu cent & cent fois pour vostre prosperité, & santé, & que je ne vous escrive de nostre voyage & comment nos entreprises sont mieux reussy que nous ne pensions, en nostre partement, donc nous nous divisasmes en deux bandes. Je partis le premier avec l'un de nos freres appellé Bonaventure, dans le premier Navire qu'on nomme la Salamande, nous sortismes du Havre de Honfleur le Dimanche de la Passion, & arrivasmes le Samedy des Octaves de l'Ascension, dans le port de Tadoussac, qui est un port naturel, où ils ont accoustumé retirer les Navires, cependant qu'avec les barques ils montent à mont la riviere pour traicter avec les Sauvages. A nostre arrivée, nous sçeumes que le sieur du Pont Gravé Capitaine pour les Marchands dans l'habitation avoit commencé à nous faire bastir une maison (laquelle depuis nostre arrivée nous avons faict achever) dont je fus fort, resjouy tant pour l'assiette du lieu, que de la beauté du bastiment, le corps du logis donc est faict de bonne & forte charpente, & entre les grosses pièces une muraille de 8 & 9 pouces jusque à la couverture, sa longueur est de trente-quatre pieds, sa largeur de vingt-deux, il est à double estage: nous divisons le bas en deux: de la moitié nous en faisons nostre Chappelle en attendant mieux: de l'autre une belle grande chambre, qui nous servira de cuisine & où logerons nos gens: au second estage nous avons une belle grande chambre puis quatre autres, petites: dans deux desquelles que nous avons faict faire tant soit peu plus grandes que les autres, y a des cheminées pour retirer les malades, à ce qu'ils soient seuls: la muraille est faicte de bonne pierre & bon sable & meilleure chaux que celle qui se faict en France, au dessoubs est la cave de vingt pieds en carré, & sept de profond.

Nous avons aussi faict faire trois guarittes pour la deffence de nostre logis, une de cinq pieds en carré, dans le milieu du pignon qui regarde le Septentrion, & deux autres de quatre pieds aux deux coings d'iceluy qui regarde le Midi, nous ferons une demy lune devant nostre porte avec des boises fortes afin qu'elle ne soit aisée à attaquer. Quant à l'assiette du lieu elle est des plus belles du pays, car le fonds de la terre est tres-bon, & sans pierre aucune, les arbres y sont clairs & pourtant aisés à deserter, nous avons du costé du Septentrion une petite Riviere, qui neantmoins n'est pas petite, principallement quand la Mer est pleine, mais elle se nomme ainsi en comparaison de la grande, dans laquelle elle se va emboucher, nous avons un fossé du costé de l'Orient, & fort profond & large, un autre du costé de l'Occident, dans lesquels y a des ruisseaux d'eau qui se vont presque rencontrer du costé du Midy, ils ne s'en faut pas plus de 50 pieds: si bien que nous sommes presque comme dans une Isle de fort belle estendue. Tout le pays de-ça & de-là la Riviere est de mesme façon de terre: nous avons aussi la commodité des prés le long de ceste petite rivière au bord de laquelle nous sommes basti: ne faut qu'arracher certaines broussailles, qui rompent les faux quand on fauche, si bien que la nourriture du bestail nous sera fort aysée: nous avons amené un Asne & une Anesse pour nostre commodité, nous nourrissons aussi des Pourceaux un couple d'oyes masle & femelle, sept paires de volailles, quatre paires de Canes. Quant aux Vaches & Chevres, nous ne sommes pas en volonté d'en nourrir que l'année prochaine que nous serons mieux accommodez: outre la riviere qui est fort poissonneuse & les fossez, nous ferons faire quatre autres fossez de douze pieds de large en hault de six en bas & de huict de profond, tant pour faire evacuer les eaux qui degoustent de tous costé dans nostre cave, que pour nous fortifier centre tous ennemis.

Nous avons trois Maistre Charpentiers avec un Maistre Masson & son fils, quatre autres hommes pour travailler à la terre, et des vivres pour les bien nourrir un an, au bout duquel si nous sommes assistés nous prendrons cinq ou six bons deserteurs qui ne cesseront de deserter la terre, & esperons que dans deux ans nous pourrons nourrir douze personnes sans rien mandier de la France, par ce que nous avons du grain suffismment pour faire du pain, & de la bière, & des cochons assez pour faire lard sans les autres viandes, que nous nourrirons comme Poulles, Oyes, Chevres & Vaches, sans aussi l'abondance du poisson qui se pesche és Rivieres, & l'abondance des Canards & Oyes sauvages qui viennent; tout devant nostre Convent depuis la fin d'Aoust jusques à la Toussaincts, sans enfin l'anguille que nous sallerons au commencement de Septembre, & l'Elan que nous aurons pour un peu de pain des Sauvages quand les neiges seront grandes & autre mille petites commodités: toute sorte de legumage, d'herbage, & racines viennent grandement bien, nous sommes esloignés environ une petite demy lieuë de l'habitation, la chaux se faict à cinq cens pas de nous, rien ne nous manque graces à Dieu, que moyen d'entretenir pour deux ans six ou huict bons garçons pour travailler à la terre pour nous, au bout desquels nous pourrons entretenir des familles sans beaucoup de frais & aussi peu à peu peupler le païs & faire ce que nous pretendons; sçavoir est un seminaire pour y nourrir & instruire les enfans des Sauvages, nous en aurions des-ja plus de six si nous avions moyen de les nourrir, se seroit une belle amorce pour en prendre davantage, nous nous sommes contentés d'un jeune enfant aagé de douze ans, lequel nous avons envoyé en France par l'un de nos Peres, qui le donnera à quelque personne pieuse pour le faire instruire.

Je vous escris clairement de tout, afin que vostre pieuse volonté que vous avez aux peuples de la nouvelle France sçache & cognoisse qu'encore que nostre entreprise soit petite en son commencement, qu'elle est pourtant pour devenir grande avec le temps, si Dieu nous continue ses benedictions, & si nous sommes secondez des gens de bien, (le sieur Guers Commissionnsire de Monseigneur de Montmorency Vice-Roy de ce païs de la nouvelle France, porteur de la presente) vous dira de bouche ce que je vous escris, je vous repete donc la prière que je vous fis estant chez vous, laquelle tendait à vous persuader de vous joindre avec nous, vous ne serez pas des moindres, ains le premier & chef de l'entreprise. Nous vous prions d'accepter le tiltre & qualité de Sindic & Procureur du seminaire de Canada, & cependant qu'en France vous aurez soin de nous amasser, nous serons en Canada à prudemment employer le tout, nous vous rescrirons tous les ans par des hommes dignes de foy, comment le tout se passera, & ne croyez pas que ceste charge vous soit à peine pource que, nous trouverons assez de gens de bien, qui feront tout ce que leur commanderez, pour nous seulement nous serions trop heureux si un homme de merite comme vous prenoit la qualité de chef de l'entreprise de Canada, & croyons qu'à vostre exemple plusieurs se rangeroient de nostre part, & ferions des merveilles devant six ans.

L'année prochaine le R. P. Georges retournera en France pour nos affaires, vous cognoistrez quel homme c'est, ce qu'il peut, & l'esperance que nous avons de faire choses grandes, si dés ceste année vous nous voulez ayder, & de joindre vos pieuses volontez avec les nostres vous vous addresserés à Monsieur Houel, lequel ledit sieur Guers vous fera voir, nous restons trois Religieux, Prestres en la nouvelle France avec le F. Oblat que vous avez veu, résolu ne de jamais abandonner ledit païs, ains d'y faire ce que nous pourrons pour le service de Dieu, du Roy & du bien public, ce qui nous releve le coeur est le bon commencement que nous voyons, & l'apparence belle de faire de grands fruicts, si le tout ne reussit pour n'estre secondez nous ne laisserons pas d'avoir gloire devant Dieu, & devant les hommes, je souhaitte avec passion que vous soiez, le premier participant de ce bien.

Nottez s'il vous plaist Monsieur, qu'il y a treize ans que l'habitation subsiste sans que jamais aucuns étrangers & moins encore les Sauvages qui nous desirent, & nous recoivent à bras, ouverts, ayent rien attenté à l'encontre, en laquelle habitation nous avons semblablement une maison & Chappelle, où nos Peres ont faicte depuis six ans & font tous les jours le service Divin pour la consolation des François qui sont en icelle, j'espere des lettres de vous l'année prochaine, qui m'apprendront vostre derniere resolution, cependant nous vivrons dans l'esperance que Dieu fera reussir par vostre moyen cet auguste dessein, & offrirons à sa divine misericorde journellement nos prières pour tous ceux qui y contribueront, & particulierement pour vous, à qui je suis & seray toute ma vie, Monsieur, très-humble & obeissant serviteur en Jesus, Denis Jamet, indigne Commissaire des PP. Recollects de Canada. De Kebec ce 15 d'Aoust 1620.

On peut cognoistre en abregé par cette lettre tout l'estat de nos Religieux en Canada, lequel je déduiray plus amplement cy-apres, mais par ce qu'il est porté en icelle que nos Religieux y ont fortifié nostre maison, faict labourer les terres & nourry du bestail pour nostre Séminaire, qui sembleroit contrevenir à nostre profession, j'ay trouvé à propos de ne vous donner en cela autre responce que celle que ledit sieur grand Vicaire fist à celle cy-dessus, laquelle vous esclaircira de vos doutes, & vous asseurera que la necessité nous y ayant contraint pour y pouvoir eslever & instruire les enfans des Sauvages, & les Peres mesmes en la loy de Dieu, il y a eu du merite, & non du manquement autrement il nous eut fallu tout quitter & abandonner la conversion des Sauvages, qui eut esté une grande faute.

LETTRE DE MONSIEUR
le grand Vicaire de Pontoise, au
Pere Denis Jamet Commissaire
des PP. Recollects en Canada.

Mon Reverend Pere,
J'ay receu vostre lettre dattée de Kebec en Canada du quinziesme Aoust mil six cens vingt, pour responce je vous diray que j'ay grandement admiré la providence Divine, de ce que comme vous me fistes ce bien de me voir icy allant en Canada, je vous feis entendre mon sentiment sur ceste entreprise, & vostre Reverence me tesmoigna avoir le mesme, lorsque nous en traictions & deliberions ensemble à Pontoise, y craignant beaucoup d'obstacles. Dieu neantmoins l'exécutoit exactement en Canada, ce qui est comme un petit miracle qui me faict bien esperer; je loue & remercie nostre Seigneur, qu'avez pratiqué le dire de S. Paul, que je vous avois tant repeté. Prius quod animalè devidè quod spiritale. Ayant une maison à part hors l'habitation, que sera un Convent, où vous & vos Peres & Freres servirez, à Dieu, en l'observance regulière, en priere, contemplations, sacrifice & penitence, & qui pourra servir d'un Seminaire de Sauvages, & d'un lieu pour exercer la charité vers les malades. Et en quatriesme lieu sera une forteresse comme je vous disois. Une remarque que j'ay faict; que anciennement les Monasteres, estoient Convents de personnes religieuses, qui servoient à Dieu jour & nuict, & les jeunes y estoient instruicts comme il se voit en la Regle de S. Benoist, & en la vie de S. Anselme, & estoient aussi hospitaux, ce qui appert en tous les anciens Monasteres, ausquels il y a joint un hospital ou le lieu où il souloit estre, & l'on voit dedans les chartres en ces maisons là, des legs laissez par les fondateurs & bien-faicteurs; tant pour les Religieux, & tant pour l'hospital; puis c'estoient forteresses, pour se prevaloir contre les incursions des ennemis, soit de la part des infidelles ou autres, en signe dequoy nous les voyons encore aujourd'huy clos & fermez de murs crenelez, accompagnez de machicoulis & de tours, qui estoient des fortifications du passé. Nous voyons cela à sainct Denis en France, à sainct Germain des prés, à saincte Geneviesve, au Temple, à sainct Martin des Champs, à Paris, & en plusieurs autres lieux; c'est pourquoy vous devez zeler ces quatre choses soient en vostre maison & faicte très bien de faire cultiver la terre & mesnager pour vous ayder à fournir aux choses necessaires à une telle entreprise, j'en ay communiqué avec des plus celebres Docteurs en Theologie, seculiers & réguliers reformez, lesquels n'y trouvent aucune difficulté ny scrupule nonobstant vostre regle par ce que c'est un ordre & à ceste fin à y planter nostre saincte foy, ce qui ne se pourroit pas faire autrement selon l'experience que vous en avez depuis six ans, que vos Peres sont là, sans y avoir faict beaucoup de fruict faute de prendre ceste voye pour introduire le Cbristianisme au milieu de ses Sauvages, qui ne cognoissent & m'adorent aucune divinité. C'est un desseing tres-auguste, que dis-je, il est tout divin. C'est un oeuvre d'un incomparable mérite, mais aussi il est besoin d'estre particulierement aydé de Dieu, car Nisi Dominus aedificaverit domum in vanum laboraverunt qui aedificant eam. Non est volentis neque curientis miserantis sec Dei, il faut estre tout Apostolique & demander instamment à Dieu. Que faciat nos Idoncos Ministros, pour executer une si haute & divine entreprinse, & que tout ceux qui vous assistent là les François soient pierres visves fondamentales pour le bastiment de ceste nouvelle Eglise que vous voulez assembler là à nostre Seigneur. Il est besoin que leur vie puisse edifier & instruire à salut ces Sauvages, & davantage en vos Sacrifices tenant nostre Seigneur, luy demander misericorde pour ces infidelles, à ce qu'il leur ouvre le coeur pour recevoir la saincte foy & qu'il y prenne pied, comme vous le prenez, pour luy dans leurs terres. Quae adaperiat Dominus cordi illorum in lege sua & in praeceptis suis faciat eos ambulare. Et dresserez vous vos exercices & disciplines à ceste fin, envoyant continuellement des aspirations & souspirs vers Dieu, à ceste intention le demandant à la divine bonté avec prostrations & quelquefois les bras eslevez ou les bras estendus en Croix. Et quand vous sortez, de ces redoutables Autels du grand Dieu vivant, soufflez en la face de ces Sauvages cest esprit de vie, que vous y venez, recevoir, leurs mettant quelquefois vos mains lesquelles viennent de toucher & contratter ces Divins Misteres du précieux corps & sang de nostre Seigneur, les mettant, dis-je, sur leurs testes, d'autre fois leur imprimer au front ce signe terrible de nostre redemption la Croix, car mon Reverend Pere, fidés est domum Dei, he! qui sommes nous pour penser faire un oeuvre & de si importante consequence, ny mesmes un de moindre sans le concours de Dieu. Il nous faut croire que nous y nuyrons plustost par nos pecbez que d'y servir, c'est son oeuvre Domini est salus, Domini est assumptio nostra. Il nous y faut toutesfois employer diligemment & fortement. Qu'elle joye à la mort d'avoir acquis un grand peuple à Jésus Christ. Qu'elle gloire dans le Ciel de tirer aprés soy ces Nations. Je vous rends Infinies graces de ce que vostre Reverence a daigné m'y donner part, m'honorant de la commission que vous m'avez addressée par la vostre, je l'ay acceptée & accepte tres-volontiers m'en jugeant fort indigne, j'en espere toutefois quelque bon succés, veu que Dieu faict ordinairement ses oeuvres de rien, & par de foibles & quasi contraires moyens, comme je suis tel. Et sa divine Majesté, vous ayant inspiré de vous servir de moy en ce S. oeuvre, je luy recommande & faict recommander, par tous ses serviteurs & servantes. Pour le temporel, j'ay baillé à Monsieur Houel 200 escus pour commencer un Séminaire de six petits Sauvages dés cette année presente, lequel s'appellera le Séminaire de S. Charles, au moins que ce grand Reformateur vous protege, je vous envoyrai tous les ans pareille somme pour ce suject, & bien davantage pour vous accroistre & dilater, car j'espere l'année prochaine vous envoyer plus de mil escus. Ledit sieur Houel m'a dit, qu'il vous envoye pour plus de 1200 livres de vivres & commoditez des aumosnes qu'il avoit à vous, c'est un bon serviteur de Dieu, homme d'honneur & de mérite, qui s'employe fidellement & infatigablement pour ceste affaire, Monsieur Guerre vous dira le reste de ce que j'ay faict & feray Dieu aydant, car je suis du tout dédié à vous servir & assister en ceste Apostolique entreprise. Je prie nostre Seigneur la benir & vous conserver longuement & heureusement, pour y travailler fidellement & advantageusement & demeure, Mon R.P. Vostre bien-humble & tres-affectionné à vous servir. Charles des Boues, Grand Vicaire de Pontoise. De Pontoise ce 27 Fevrier 1621.

Comme le R.P. George fut deputé Commis des habitans du Canada vers le Roy, & de la Requeste qu'il presenta à sa Majesté, pour les affaires dudit Canada.

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